Yves Bernas Produktion

Extrait de "Greeneisen :"

Greeneisen

Nous étions arrivés tard dans la nuit. Nous étions venus pour le week-end. Lars avait loué la voiture, Finn conduisait et moi je buvais du whisky à l’arrière. Les douaniers avaient pensé que la luxueuse voiture appartenait à l’un d’entre nous et en étaient bien étonnés, nous n’avions même pas la trentaine. On était venus pour bien s’amuser, attirés — sans qu’aucun d’entre nous ait osé l’avouer — par la réputation entreprenante des filles de ce nord de l’Europe. J’avais déposé Lars et Finn chez la grand-mère de Finn qui n’avait de place que pour deux. Il pleuvait. L’enseigne lumineuse verte affichant ce nom de Greeneisen dominait majestueusement la lourde porte d’entrée de bois sur laquelle était gravée une croix du Christ enlacée par un serpent, dont la tête en fonte servait de poignée. L’adresse m’avait été donnée par un ami. Le tapis était rouge, je m’en souviens, il commençait dans la rue, recouvrait les marches de la porte d’entrée, traversait le vestibule, épousait l’escalier menant à la réception, et fonçait tout droit jusqu’à l’ascenseur, en laissant la réception sur la droite.

Rouge, était-ce la fatigue ? Ce rouge, je ne le voyais pas uni, mais plutôt comme un ciel nuageux de crépuscule, un ensemble de taches énormes faites les unes après les autres au fil des années par les pas des voyageurs. C’était la seule chose de chaude, si je puis me permettre, dans cette salle d’entrée qui dégageait, malgré cette multitude de tables en érable, une atmosphère glaciale.

De toute évidence, je dérangeais. Était-ce ma jeunesse, mon état civil ou simplement le fait d’être étranger ? Un instant, je songeai à repartir, à faire volte-face. Je ne sais si c’était une déformation de ma perception engendrée par la fatigue du voyage, mais j’eus le sentiment de milliers de regards posés sur moi, sur mes épaules, mes jambes, je me retournai nerveusement, si nerveusement sans doute que les quelques personnes plantées là me jetèrent à elles seules un regard mille fois pire que celui que je redoutais. Un regard immensément triste, un regard qui semblait s’attacher à moi comme si j’étais le seul être vivant à mille lieues à la ronde. Un regard qui me tenait à la fois prisonnier et voulait me chasser avec la plus grande violence. Je me sentais tout à coup paralysé, ni mes jambes ni ma tête n’étaient prêtes à m’obéir, vous savez, comme dans les rêves.

Je fus tiré de cette torpeur par une voix grave, très déférente, qui m’interrogeait : « Pour une personne ? » Je n’eus pas le temps de répondre, la voix inhumaine reprit : « C’est mieux d’être seul ». Je ne sais pourquoi, mais je répondis que nous étions trois et tous les hôtes assis au salon se retournèrent à l’unisson comme si j’avais prononcé le plus parfait parjure de la Terre. Mes jambes se mirent à flageoler. C’était si idiot d’avoir peur. Je n’étais pas en train de voir un film d’horreur de série B, j’étais en train de prendre une chambre dans un hôtel recommandé par une bonne amie d’un excellent ami. Alors je bredouillai : « Mais les deux autres, ils ne viendront pas, ils habitent ailleurs, c’est clair ? » « Mais tout à fait », répondit le personnage en me fixant avec une certaine curiosité.

C’est alors qu’observant sa main gantée de blanc écrire mon nom sur le registre à l’aide d’un magnifique stylographe, je m’aperçus que la plupart des noms précédant le mien étaient barrés. Je trouvais cela extrêmement saugrenu, n’ayant rencontré cette pratique dans aucun établissement auparavant. J’ouvris ma main droite pour tendre trois doigts et lui chuchotai presque : « Je reste trois jours, trois ! » — Comme vous voudrez, Monsieur, mais cela aucune importance, Madame Jenseids va vous montrer votre chambre. — C’est la 23, Monsieur, avec vue sur le lac ». Elle me montra une petite porte dessinée dans un mur blanc et cylindrique entourant un escalier en colimaçon au milieu de la pièce. — Par ici, ce sera plus rapide ». Je lui montrai mes deux valises abandonnées sur le tapis rouge, qu’il me semblait inadéquat de porter en haut de cet étroit escalier, elle montra un grand étonnement comme s’il était tout à fait inhabituel d’apporter ses valises en voyage. Madame Jenseids était encore une belle femme, le visage ovale, coiffée de longs cheveux noirs qui, attachés en arrière, lui arrivaient jusqu’aux épaules. Elle était vêtue d’un chemisier blanc qui semblait contenir toute une énergie qui ne demandait qu’à se consumer. Celui-ci prolongeait un tailleur terre de sienne, en laine sans doute, qui après avoir enveloppé brièvement un séant saillant, révélait des jambes agiles, fines, couvertes de bas noirs qui étaient tout à fait aptes à troubler les pensées de n’importe quel homme.

Comme je m’apprêtais à avancer en direction de mes valises, un personnage en livrée, sorti d’on ne sait quelle porte, me retint de son bras et me dit d’un ton révérencieux : « Nous nous en chargeons. » Il ne me restait plus qu’à suivre Madame Jenseids qui me précédait déjà dans l’escalier. Comme si elle voulait faire disparaître le trouble de mes pensées, elle se retourna subitement et me regarda, interrogatrice, ne prenant aucun risque et ne laissant aucun doute dans mon esprit : elle connaissait les hommes mieux qu’ils ne se connaissaient eux-mêmes, et son regard ramenait n’importe lequel d’entre eux au royaume de la réalité dure et froide de cet établissement. Elle me montra ma chambre qui était grande et avait une magnifique vue sur le lac. De grands rideaux mauves pendaient jusqu’au sol, un grand lit double, parallèle à la baie vitrée, nous accueillait dès qu’on rentrait. La femme quitta la chambre aussitôt, non sans ajouter : « Si vous avez besoin de quoi que ce soit, faites le 9 ! » Il faisait presque nuit et la brume qui flottait sur le lac de manière irrégulière donnait l’impression de promeneurs solitaires errant au clair de lune.

Malgré l’heure tardive, je sortis voir l’étang de plus près, la brume s’était épaissie à certains endroits comme au ponton de l’hôtel où, si l’on voyait la proue des barques amarrées là, on n’en voyait pas la queue. J’eus soudain le désir de fuir, de ne plus retourner à ma chambre, je marchai d’un pas décidé sur le chemin longeant l’étang, quand tout à coup, j’entendis un hurlement, comme celui d’un chien hurlant à la mort, mais ce hurlement avait quelque chose d’humain, définitivement humain, il me glaçait les bras des épaules aux mains à me faire les presser contre mes hanches, comme si cela devait me réchauffer. J’étais persuadé que le cri venait du milieu du lac, qui pouvait bien s’y trouver à cette heure si tardive ? Et quelle raison aurait eu cette personne de crier ? Serait-elle tombée à l’eau ? On ne crie pourtant pas comme si l’on traversait l’Hadès parce qu’on tombe à l’eau, et puis je n’ai entendu aucun bruit d’eau, ni de rames, ni d’embarcation. Tout à coup, un bruit de fenêtre que l’on ferme brutalement provint du milieu du lac, je compris que le hurlement provenait de cette même fenêtre. L’écho sur les pentes des collines de l’autre côté du lac provoquait cette illusion.

La brume avait gagné la rive, on ne voyait plus qu’à dix mètres, bien qu’il ne fît pas particulièrement froid pour la saison et que mon manteau fourré d’ours fût largement assez chaud, j’avais froid jusqu’aux os, et je décidai de rentrer à l’hôtel au plus tôt pour me blottir près de la cheminée où j’avais vu un feu généreux danser sur les visages certes livides des convives. Je fis demi-tour et mes bottes crissèrent sur le gravillon du chemin. Je m’approchai d’un pas décidé, quand tout à coup, je sentis le souffle d’une bête me souffler son haleine chaude en plein visage, je fis un bond en arrière, terrorisé, je croyais être nez à nez avec un énorme doberman ou quelque chose de similaire. Une tête de cheval noir sortit de la brume et me fixa en soufflant par le nez, puis je m’aperçus qu’il y avait deux chevaux noirs surgis de nulle part qui attendaient là, attelés à une charrette qui contrastait par sa modernité avec l’attelage, une charrette noire en matériau plastique comme celui utilisé dans bon nombre de valises. La voiture d’environ deux mètres de long et un mètre de large était haute d’un mètre cinquante à partir de son châssis lui-même monté sur des roues équipées de pneumatiques qui le portaient à environ cinquante centimètres du sol. Ainsi, ce devait être une voiture isotherme de livraison avec ses trois tiroirs empilés qui se tiraient par l’arrière de la voiture à l’aide de poignées chromées. Mais pourquoi était-elle tirée par des chevaux ?

Je repris ma marche énergique, et au moment où j’atteignis la porte de l’hôtel, j’entendis le bruit d’un portail qui grinçait, je me retournai juste à temps pour apercevoir dans une éclaircie de brume la voiture, tirée par les deux chevaux noirs, qui franchissait le portail de fer forgé pour s’évanouir dans cette nuit froide d’automne.

Les hôtes réunis au salon ne parlaient pas, ne lisaient pas, ne fumaient pas et ne buvaient pas. Ils semblaient attendre sans impatience quelque chose, comme dans une salle d’attente. Ce qui caractérisait le plus cette compagnie, c’était la fixité de leur regard, l’immobilité de leurs expressions. Par la grande baie vitrée du salon, on distinguait maintenant nettement les rives argentées de l’autre berge. De petits îlots de brume, comme des mèches d’ouate, semblaient envelopper des embarcations solitaires qui passeraient des voyageurs de l’autre côté.

Les murs qui étaient faits de larges pierres grises et planes créaient le décor idéal pour leurs yeux gris qui brillaient avec d’autant plus d’intensité qu’ils regardaient presque tous le feu. La lumière du jour passé jetait ses dernières lueurs à travers les bouleaux alignés sur la crête des collines surplombant l’autre rive. Les flammes semblaient leur caresser les joues, partageant le plaisir avec leurs mains qui calaient bien la tête pour en écouter le crépitement.

On attendait je ne sais quoi, paralysé par une torpeur qui semblait habiter les murs mêmes de cet établissement. On allait bientôt passer à table, l’imposante pendule qui battait la mesure du silence semblait regarder l’étang comme une vieille chouette en hululant dix-neuf heures trente. Tout à coup, une silhouette de jeune femme apparut, frêle, vêtue d’une longue jupe de flanelle plissée, d’un vert qui hésitait entre l’olive et le vert de gris. Un gilet de laine jaune pastel à col, fermé jusqu’à la lisière de la poitrine, dérobait à la vue un chemisier blanc décemment déboutonné. Elle était grande et blonde comme les filles du Nord, la peau blanche comme si elle n’avait jamais vu le soleil. Elle semblait sortir de son lit, un lit qu’elle porterait sans cesse en elle-même et qui ébourifferait sa peau, comme une jonquille qu’on aurait forcée à s’épanouir en déchirant sa robe verte. On découvrait sous ses pétales deux formidables pistils qui ne manquaient pas d’attirer la sève de cette tige vigoureuse.

Ses yeux n’étaient ni gris, ni bleus, ni verts, ils étaient ces trois couleurs à la fois, et son visage un peu caché par une partie de ses cheveux captait toute la lumière encore présente. Malgré sa stature, elle marchait comme une féline et descendit les marches comme si elle entrait en scène. Je replongeai les yeux dans mon livre comme si je n’avais rien vu, mais je ne lisais plus, j’observais la beauté du caractère et du papier. Elle vint s’asseoir en face de moi en m’ignorant complètement, prit une revue de mode sur la table basse et croisa ses jambes. J’hésitais entre lever les yeux et continuer de fixer mes lettres d’imprimerie. Puis je raisonnai que si je voulais l’observer, c’était maintenant ou jamais, son mari n’allant certainement pas tarder à la rejoindre, de plus elle était absorbée par sa lecture.

Alors, je levai les yeux et mon cœur se mit à battre plus fort, j’étais rivé sur ses yeux qui semblaient tout-puissants, qui semblaient être les maîtres de ce corps et venaient de très loin, et semblaient embrasser l’humanité tout entière, puis mon regard dériva sur sa bouche, une large bouche, sensuelle et charnue, que j’imaginais déjà goûter en commençant par la commissure que je supposais salée. Puis j’observai le galbe de sa joue, le vélin de ses fossettes. Seul le menton était un peu large, un peu masculin et marqué, mais c’était ce qui donnait à ce visage son aspect prédateur qui était sans doute responsable de la fascination qu’il exerçait déjà sur mon regard connaisseur. Je m’apprêtais à rentrer sous cape, presque honteux d’être resté si longtemps à l’observer, quand elle leva les yeux d’un regard qui me forçait à le soutenir, j’étais subjugué, collé à ses yeux, ses lèvres, son cou.

Elle n’avait rien dit, mais elle m’emmenait déjà dans les méandres de ses sens, elle me happait dans le tourbillon de ses souvenirs, c’était un ordre, plus de recul possible, j’étais arraché du sol, elle m’attirait à elle. Je pliai, j’obéis, le jeu était fini, elle m’avait cassé, rompu l’échine, le désir s’était transformé en une dévotion infinie, instantanée. Ce désir, individuel, superficiel, commode, à fleur de peau, petit, ridiculement banal et presque honteux, était mort dans l’œuf pour faite place à un sentiment presque religieux envers une inconnue dont je n’avais même pas entendu la voix. Elle avait refermé la revue et s’était levée, laissant derrière elle un discret parfum, comme un venin fatal, mélange de bébé et de musc, qui l’enveloppait dans le quart de tour presque militaire qu’elle fit pour se diriger vers la salle à manger.

Je restai là, perdu dans ces récentes impressions, me demandant si tout cela avait bien été réel ou si c’était le fruit d’une imagination attisée par la fatigue du voyage, et fermai les paupières. J’allais me secouer le visage, comme je le faisais d’habitude pour chasser de mauvaises pensées, quand une main me toucha l’épaule, je sursautai, l’individu qui avait porté mes valises m’informait que le repas était servi.

Une longue table accueillait tous les hôtes qui avaient déjà commencé à manger la soupe qu’on leur avait servie. Un vieillard assis sur un fauteuil présidait en bout de table et semblait vilipender la tablée, cependant qu’aucun son ne sortait de sa bouche, mis à part le bruit d’aspiration qu’il provoquait pour refroidir et aspirer une cuillerée qu’il engouffrait dans sa bouche édentée entre deux sermons. Une femme à peine plus jeune que lui et qui prétendait lire sur ses lèvres nous communiquait les pensées de ce vieillard loquace, mais silencieux :

« Il dit que non seulement tout est corporel, physique, mais que ce qui ne l’est pas devrait le devenir au plus tôt. Prenez le cas d’un écrivain dont on dit qu’il a une existence cérébrale, si quand il écrit, il ne ressent rien dans son corps, plus particulièrement dans sa poitrine et dans son ventre, tels des vibrations, des chatouillements ou des rafraîchissements et des couleurs, alors il faut qu’il s’arrête immédiatement d’écrire et qu’il recopie l’annuaire téléphonique. » Dans son emportement, le vieil homme avait taché sa serviette blanche, maintenant maculée de soupe au cresson, j’avais les yeux rivés sur elle pour restreindre mon champ de vision, comme je faisais souvent pour ne faire rentrer qu’au compte-goutte les manifestations d’un environnement trop pressant.

Il y eut un silence, la vieille femme « terminait » sa traduction un peu gênée, comme attendant une réponse qui ne venait pas. Il finit par faire tomber sa serviette. Puis le vieillard reprit ses grimaces buccales dans un clapotis qui faisait penser aux clics bilabiaux des langues khoïsan d’Afrique, et quand il eut fini, il ricana. La vieille femme reprit : « Il dit qu’il faut tout vivre véridiquement, la joie comme la peine, c’est écrit, c’est notre devoir, mais trop de nos semblables manquent de ce courage et ont tellement pris l’habitude d’éviter tout par peur de la douleur qu’ils évitent aussi la joie et s’ennuient. Et comment leur en vouloir quand toute notre société, dans notre pays, est bâtie sur la distance et la bienséance ? Même en amour, il faut maintenant être politiquement correct, si cela devait continuer comme cela, il n’y aura plus que des masturbateurs et des masturbatrices solitaires, qu’en pense donc Mademoiselle Fein ? » Une voix claire et forte s’écria : « Mademoiselle se demande ce que vous faites ici avec de telles dispositions. » La voix provenait de la jeune femme qui s’était assise devant moi au salon, puis elle disparut sous la table. Mon voisin de table, un jeune homme sec, qui n’avait rien mangé depuis le début du repas intervint : « Parfaitement, la question est bonne, vous qui cherchez en permanence la vérité, vous ne vivez rien, votre corps est en permanence raidi par la pensée, vos sens atrophiés par la réflexion, vos actions étouffées par le doute. La vie est un leurre, une inépuisable occupation de camouflage, d’embellissement et de sophistication, d’habillage et de retard, c’est l’essence même de la culture et de l’humanité. Tous ces apôtres de la vérité, de la “di rectitude”, de l’authentique, sont des prolétaires de la vie, ils ne mentent pas par honnêteté, mais parce qu’ils n’en ont pas l’intelligence. Ces rustres ne connaissent de l’amour que le rut. La vérité leur crève les yeux et ils en restent aveugles toute leur vie, et puis à force de chercher la vérité, ils finissent par la trouver, car il n’y en a qu’une, c’est la mort. »

Cette dernière phrase avait clos le débat, tué tout mouvement, tout ébat, toute intention de réponse parmi l’assemblée où personne n’osait plus regarder personne, sans doute parce qu’elle était vraie. La tablée s’était éteinte comme un grand monstre auquel on aurait porté le coup mortel et qui aurait eu son dernier soubresaut. Une gravité funèbre avait empli la salle. Mademoiselle Fein, qu’on avait complètement oubliée, réapparut soudain de dessous la table, la serviette du vieillard à la main, ce qui provoqua un éclat de rire général, mais un rire nerveux et saccadé comme un sanglot solitaire qui s’élève parfois à un enterrement. Elle se redressa complètement, puis s’avança solennellement vers le vieil homme pour lui renouer sa serviette, sans mot dire, comme pour lui remettre une décoration. Elle était encore plus belle, se frayant, indifférente, son chemin de retour parmi les derniers rictus sonores qui éclataient encore ici et là dans la salle.

Ce n’est que lorsque le serveur vint retirer le couvert et la chaise inutilisés que je remarquai pour la première fois qu’une chaise était restée vide. Peu de temps après qu’il eut accompli sa besogne, toutes les chaises de l’autre côté de la table furent déplacées par leurs occupants dans un effort commun et synchrone de combler le vide laissé. Je passai la fin du repas mentalement absent, je n’écoutais plus, c’est à peine si je voyais, si je sentais, si je goûtais ce qu’on me servait. J’étais dans le silence, comme tous les autres sans doute. Je partis dans ma chambre avant le dessert, tel un somnambule attiré par une force suprême, il fallait absolument que je sois seul et vite, comme si une révélation m’attendait que je devais recevoir en toute exclusivité, confidentialité et concentration, la seule chose que j’entendis fut la réponse à quelque question où quelque évènement devait se tenir demain à dix heures, puis je n’entendis plus rien, comme si mes oreilles avaient arrêté de fonctionner, comme si elles avaient eu une apoplexie.

Cette nuit-là, je tardai à m’endormir, préoccupé par cette compagnie qui semblait se connaître ou partager un intérêt commun qui m’échappait. Qui étaient-ils ? Ce n’était pas une famille, ce n’était pas les retrouvailles d’une classe ni un voyage organisé, et qu’allaient-ils faire demain à dix heures ? Je dormis mal, comme quelqu’un qui aurait trop mangé, et fis ce rêve étrange où j’avais froid : chacun des personnages de cet hôtel était venu pendant la nuit dans ma chambre et s’était aligné dans une file qui dépassait les limites de la chambre, pour attendre son tour afin de déposer un baiser bien plus froid que moi sur mon front en murmurant des paroles incompréhensibles.

Je me levai de bonheur, non pas reposé, mais inquiet, à peine les yeux ouverts, j’étais debout, j’écartai les rideaux pour voir le jour poindre. D’habitude, je me levais tôt dans la jouissance d’être seul, à part, le premier au rendez-vous de la vie, pour avoir cette longueur d’avance sur moi-même et réfléchir, me recueillir quelque temps avant d’affronter le tintamarre des autres, leurs voitures, leurs enfants, leurs avions. Mais mon corps ne se recueillait pas, mon esprit ne s’assouplissait pas, j’étais comme une mécanique remontée, attendant dans sa loge de rentrer en scène pour un jeu macabre. J’ouvris la porte du balcon et jetai un dernier coup d’œil en face, sur le lac, les collines et la brume, sur les arbres dénudés qui se détachaient sur l’aurore comme les cheveux d’un vieillard sur les murs de sa chambre, puis je tournai la clef de ma chambre, ouvris la porte et ma tête bourdonnait, j’entendais des crépitements, des craquements de bois dans cette maison morte où j’étais seul debout.

Pour une raison qui m’échappait, j’avais peur, peur de m’engouffrer dans le couloir qui me semblait comme un tunnel qui me happerait pour m’expulser on ne sait où, sur une table peut-être, comme une limace. La galerie de portraits se moquait tout entière. Qui avait eu l’idée perverse de placer les chaussures juste en dessous des têtes, comme si ces personnages étaient debout contre les murs du couloir et formaient une haie d’honneur au voyageur que j’étais ? Car j’étais un voyageur, n’est-ce pas ? De passage, sans aucun doute. J’étais glacé, tremblotant, suffoquant, mon cœur s’emballait et semblait dicter la mesure de ma marche. J’avançais dans le long couloir tapissé de moquette rouge comme un condamné s’avancerait vers l’échafaud en jetant un dernier coup d’œil sur la foule, et en dessous de chaque visage, un nom, deux dates. Je voulais crier, j’avançais comme un pantin, poussé par une main toute-puissante. Ces photographies, d’une incroyable plasticité, ne se moquaient plus, leurs regards étaient passés du mépris à l’amusement, de l’amusement à la condescendance, comme s’ils étaient de l’autre côté, comme s’ils étaient en face, comme si le temps s’était arrêté pour eux. Ils étaient accrochés là, dans le silence après la grande explosion. Non, ce n’était pas la fatigue ni les frayeurs ridicules d’un jeune garçon. Je crois que je comprenais, d’ailleurs, je le savais depuis que j’avais ouvert la porte, je l’avais observé sans en saisir toute la signification, il y avait un nouveau portrait accroché, juste avant l’escalier.

La panique me saisit, moi qui ne voulais que descendre aux cuisines, voir s’il y avait moyen de se faire un thé, de si bonne heure, j’avais compris, c’était mon tour, les larmes emplissaient mes yeux. Ce n’était pas possible, c’était encore un rêve…