Yves Bernas Produktion

Extrait de Jean Waugal :

« Jean Waugal »

© Yves Bernas, 2020

Que la gloire après laquelle tous les hommes courent reste à jamais gravée sur nos tombes d’airain !

William Shakespeare, Peines d’amours perdues

Il regardait les gens passer, sur chaque visage il lisait une histoire qu’il aurait pu écrire. Il pouvait écrire des histoires sur tout, un sourire, un arbre, une main, puis il les jetait, chiffonnées, déchirées dans la corbeille à papier ou les brûlait, pour ne plus jamais les relire, et il recommençait. Il avait des caisses remplies de bouts de papier, de feuilles volantes ou de cahiers. Il griffonnait des notes dans le tramway, à l’arrêt d’autobus, en pleine conversation avec des gens, il écrivait sur eux à leur nez et à leur barbe, en toute insolence impunie. D’ailleurs, il s’en moquait, comme il se moquait de la plupart des convenances.
Ses histoires étaient des plus saugrenues et des plus originales, à tel point que parmi ceux qui étaient autorisés à les lire, il s’en trouvait bon nombre qui le prenaient pour un fou ou pire, qui avaient honte pour lui, honte qu’il ose écrire avec tant d’indécence et de transparence. Ses écrits étaient une véritable confession et ses lecteurs s’indignaient de voir tant de détails de sa vie et surtout de ses pensées intimes étalées au grand jour, alors qu’eux-mêmes s’efforçaient tant bien que mal de dissimuler ces mêmes détails à leurs connaissances, leurs collègues de travail, leurs amis, leurs épouses, leurs époux, leurs parents, leurs enfants et pour finir à eux-mêmes. Jean n’en avait que faire. Il écrivait abondamment sur tout et partout. Il écrivait si bien que nombre de ses lecteurs l’avaient encouragé à s’adresser à des spécialistes, des gens du métier, des éditeurs, des conseillers littéraires, qui l’aideraient à mieux structurer sa prose si abondante et créatrice, car ils pensaient tous qu’il avait du talent, un grand talent.

Mais voilà, plus Jean entendait ce mot, plus il lui arrivait de disparaître de la soirée. S’il y restait, il ne disait plus rien, s’éloignait des convives et demeurait pensif, perdu, comme téléporté vers un autre astre. L’idée d’avoir du succès ou du talent lui était insupportable. L’éventualité de devenir célèbre le plongeait dans une panique qu’il avait un mal fou à contrôler. Lorsqu’il eut terminé un roman du nom d’« Éternité », relatant les affres d’un jeune homme idolâtrant le cinéma, le théâtre et la littérature, les voix furent unanimes, ce roman devait être publié. Le professeur Rotond avait même arrangé la venue de Ratillac, à l’époque le troisième éditeur sur la capitale. Mais Jean Waugal, puisque c’est son nom, ne se résolut pas à y venir. Il boudait. Non seulement il ne vint pas, mais il fut introuvable. Même les deux coursiers de Madame de Chastenay qui tenait ces salons ne le trouvèrent pas. Jean Waugal avait disparu !
Madame de Chastenay, personne amène, qui semblait voiler ses émotions et son histoire derrière une enveloppe douillette, en avait le regard bien assombri. Bien qu’elle ne lui témoignât en public aucune marque d’affection particulière, il était évident à la contrariété qu’on pouvait lire dans son regard, que Jean Waugal lui était cher.

Sans doute s’était-elle mis en tête qu’il avait un grand talent et qu’il lui appartenait de le révéler au monde, comme elle l’avait fait pour d’autres avant lui. Jean Waugal était son projet, sa plante verte, qu’elle arrosait de thé depuis le printemps de l’année précédente, depuis ce jour où elle l’avait découvert en larmes sur un banc des jardins du Rocher, un amas de feuilles manuscrites déchirées à ses pieds, que le vent emportait une à une vers la mer. Elle l’avait pris en protection, sans avoir lu une seule de ses lignes, comme parfois il se fait que l’on embrasse un être sans même le connaître. Pourtant ce soir-là Madame de Chastenay n’était pas loin de regretter son geste d’alors. Et si ce Jean, somme toute, n’était qu’un idiot ? Un être qui pour une raison inconnue d’elle, aurait subi quelque traumatisme singulier qui lui ferait rejeter les convenances les plus élémentaires, refuser les occasions les plus enviées. Nom de Dieu ! elle en connaissait des âmes d’écrivains, non sans talent, qui auraient assassiné leur mère pour avoir une entrevue avec Rotond ! Et ce crétin de Jean qui ne venait même pas au rendez-vous ! Il fallait qu’elle se soit fameusement entichée de lui pour supporter de tels caprices.
Heureusement que Rotond n’était pas encore arrivé ! Comment allait-elle calmer ce tyran imprévisible ! Sophie était occupée avec Sir William qui s’appliquait avec toute la dignité de l’effort à parler français, effort qui n’était dépassé que par celui de ceux qui l’écoutaient. Joséphine n’était pas encore arrivée et avait fait savoir qu’elle aurait du retard. Il ne restait plus que Madame de Chastenay de la gent féminine pour calmer l’orgueil blessé du magnat, mais elle était la personne la moins indiquée pour une telle mission, étant la cause indirecte de la blessure et n’ayant plus l’âge de lui faire miroiter les promesses d’usage. Et Maya qui était déjà soûle ! Madame de Chastenay traversa un stratus de champagne en phase gazeuse, savant mélange d’haleines s’échappant des lèvres parfumées des invités du petit salon. Elle se dirigea vers la fenêtre, guettant telle la sœur Anne un cavalier solitaire et sans cheval du nom de Jean Waugal.

*

Jean Waugal, les mâchoires serrées comme pour retenir sa colère, ne marchait pas : il frappait la terre du chemin longeant le bois comme pour écraser les vers imaginaires dans lesquelles résidaient les esprits qui le tourmentaient. Ses yeux qu’il fermait de longues secondes lui laissaient entrevoir les premiers arbres et les derniers réverbères, dans cette stroboscopie volontaire dont il raffolait les jours de crise.
Il avait joué là, enfant, ou plutôt, on l’avait fait jouer là, dans cette partie du bois où le matin, les mères aèrent leurs mômes et le soir, les garces leurs jambes. Sa colère était aussi violente que confuse. Il ne se comprenait pas lui-même. Il était écartelé entre l’ambition et l’humilité, sur un chevalet invisible dont son esprit tournait les cylindres.
Il se voyait déjà sur un plateau de télévision, répondant savamment aux journalistes littéraires, cherchant par leurs questions à lui faire révéler les secrets de son génie. Il se voyait déjà acclamé par le public. Il sentait le regard des gens lui chauffer le cœur. Il s’imaginait l’émotion que provoquait le succès.
Il se représentait déjà faire des réparties subtiles, mystérieusement intellectuelles qui provoqueraient la prosternation, l’admiration sans limites, la fascination et l’adulation. Il serait le nouveau dieu, celui qu’il avait rêvé d’être depuis ses 15 ans, l’écrivain célèbre ! Son cœur s’emballait, des larmes de joie se répandaient lentement à la surface de ses globes oculaires. Le nœud éternel de sa poitrine se défaisait enfin et fondait dans sa gorge comme une douce liqueur. Il riait et pleurait, léger comme un bambin qui gambade. Le sentiment de suffisance, de supériorité, de grandeur enfin atteinte l’envahit : il avait enfin réussi ! Il avait construit ce talisman, cette carapace magique qu’on appelait le succès, qui devait le protéger de toutes les humiliations futures. Mais voilà, déjà il sentait qu’elle ne le protégerait pas des humiliations passées, et celles-là, c’étaient les pires ! car c’étaient bien les seules qu’il connaissait. Puis tout à coup, comme la nuit qui soudain tombe sans que l’on ne s’en aperçoive, la honte l’envahit. Cette honte qu’il connaissait de fond en comble, récidivante et addictive, était tombée comme un grand rideau noir sur ce divertissement fou. La liqueur qui coulait dans sa gorge se durcit comme une corde. Il eut honte à se pendre, comme il savait si bien le faire. Le spectacle était fini, il était seul au premier rang, seul dans le noir de cette salle de théâtre, lorsqu’il sentit une foule derrière lui. Non, il n’osait pas se retourner, mais le murmure s’amplifiait.

Penaud, il se retourne enfin pour les voir, tous ces fantômes qui l’avaient hanté sa vie durant, sa famille, ses frères, ses sœurs, leurs époux, leurs épouses leurs enfants, leurs amis, ses parents, ses oncles, ses tantes, ses grands-parents. Ils étaient tous là, sortis de leurs caveaux respectifs disséminés dans la ville. Et ils le regardaient, la mine sévère, pleine de reproches ancestraux, préparant une réprimande unanime et éternelle. Ils ne parlaient pas, mais il les entendait, de cette voix qui traverse les siècles :
« Comment oses-tu ? De quel droit te permets-tu d’enfreindre cette loi immuable gravée sur nos pierres tombales de ne jamais pécher d’ambition, ni d’autolâtrie ? »
Puis le murmure diminua d’intensité, comme une mer qui se retire pour mieux l’attaquer soudainement d’une lame cinglante :
« Comment oses-tu oser dépasser tes ancêtres ? Tu dois rester petit, vermine, ce pour quoi nous t’avons créé, pour nous sentir plus grands ! Jamais tu ne dois nous dépasser ! Jamais, tu entends ! » Jean avait baissé les yeux et les épaules suivirent. Il regardait maintenant le sol. Ils avaient raison ! Pour qui se prenait-il ? Quel droit avait-il d’écrire, d’aspirer à être écrivain ? Le contrat muet et secret pour qu’il continue à être aimé de ses ancêtres était qu’il reste petit. C’était mal de chercher à être grand quand on était petit. C’était mal d’aspirer à être un dieu quand on n’était qu’un ver. C’était une insulte à Dieu lui-même et cela méritait la punition. Et la salle reprit en chœur :
« Tu ne chercheras jamais la grandeur. Tu demeureras à jamais humble et modeste. Tu courberas l’échine et tu t’agenouilleras. Jamais tu ne céderas à l’ambition de créer de belles et grandes choses. Honte à toi ! Honte à toi pour l’éternité et toute ta descendance, Jean Waugal ! »
Et Jean n’était plus qu’un garçon de 5 ans devant son maître d’école, se coiffant d’un bonnet d’âne, avant de se diriger vers le coin, en dessous du tableau d’Icare sur son rocher.
C’est le dur contact du sol qui le fit revenir à lui. Il évita le bas du grand arbre de justesse, ainsi que son écorce rainurée, sombre et humide. Des petits cailloux anguleux lui piquaient les paumes. Il avait trébuché. Il se retourna pour apercevoir un corps allongé en travers du chemin dans le froid de la nuit. Un instant il prit peur, la mort, pensa-t-il. Il n’aimait pas cela. Il fallait déguerpir au plus vite, mais il s’approcha de l’homme : sa poitrine se soulevait, sa vieille veste de Tweed était plus bariolée qu’à l’origine. Des taches de peintures, petites et grandes, rondes et oblongues avaient recouvert le bas des manches et les poches latérales. Quelques-unes s’étaient égarées sur les revers, d’autres dans ses cheveux et ses chaussures. Une haleine de mauvais vin émanait de sa bouche qui venait de laisser échapper un soupir : il vivait. Ses lèvres étaient restées entrouvertes, dévoilant de mauvaises dents aussi noires que les poils de sa barbe de trois nuits !
Un peintre, se dit Jean, encore un artiste qui se tue ! Et Jean eut envie de lui donner un coup de botte dans les côtes, comme on voit dans les films où les mauvais garçons tabassent un clochard. Son pied droit le démangeait. Puis il pensa qu’un coup de talon dans son nez serait plus approprié. Il se retint, il comprit que sa haine naissante contre ce pauvre ladre avait son origine dans sa propre peur, celle d’échoir là à l’orée d’un bois, au crépuscule de sa vie, la bouche ouverte, ivre et transi de froid, sans avoir rien d’autre à montrer que des ongles noirs et des mains calleuses de se tenir le front.
Comme ce peintre, il aurait lui aussi poursuivi des chimères, combattu des fantômes invisibles dans l’espoir de les démasquer en les couchant sur le papier ou la toile, par la plume ou le pinceau. Le coup de botte ne partit pas. Il eut pitié de cet homme-là, et glissa un billet dans sa poche. Mais sa pitié était amère, et sa figure avait pris l’aspect de celle des bigotes qui font l’aumône à la sortie des églises, pleines de dégoût, de mépris, portant la laideur de la mort dans leurs grimaces. Non, Jean n’avait pas d’empathie pour ce peintre. Jean avait peur de lui-même !

Il reprit son chemin, mais dans la direction opposée. Une brise aux effluves de feuilles d’automne lui caressait le visage, puis la brise emporta des feuilles qui se collèrent sur son visage et lui couvrirent les yeux. Cela tombait bien, car il ne voulait rien voir ni rien entendre. Après tout, pourquoi ne pas aller chez Madame de Chastenay ? Pourquoi ne pas se laisser présenter au professeur Rotond ?
Quand il monta les marches du perron, il fut aveuglé par la lumière, elle lui brûlait les yeux. Le portier, les yeux rivetés sur la terre maculant son pardessus, dissimulait mal sa suspicion. Des pique-assiette qui s’invitaient tout seuls ? il connaissait. Mais celui-ci était trop mal habillé et trop peu soigné pour en être un. Non, c’était une autre suspicion qui était née dans son cerveau : la suspicion d’un homme qui a longtemps été au service des dames d’un certain âge. Il jeta un dernier coup d’œil sur la boue de ses bottes et d’une moue des plus méprisantes, demanda en regardant ailleurs :
–  Qui dois-je annoncer ?
Jean, que ce regard avait atteint, même s’il s’ingéniait à n’en rien laisser paraître répondit :
–  Monsieur le Marquis de l’Imposture et de la Lisière du Bois !
C’était toujours mieux que Jean Waugal. Le majordome resta impassible. Non que la déclaration de Jean ne l’ait surpris, mais il était déjà en bout de course sur l’échelle du mépris et du dégoût. Il remonta légèrement le coin de sa bouche, comme si une langue de vipère devait s’en échapper, mais il n’écarta que les doigts de sa main droite, dirigeant Jean vers l’escalier.

*

Madame de Chastenay avait vu son poulain arriver et Jean avait à peine atteint les dernières marches, qu’elle vint à sa rencontre de ses petits pas pressés. Lui prenant les mains, elle murmura comme à un amant :
– Oh ! Jean, je croyais que vous ne viendriez pas ! Quelle peur vous m’avez faite, mais vous êtes tombé ! êtes-vous blessé ? Heureusement Monsieur Rotond vient d’arriver, enfin il y a une demi-heure. Cela tombe bien il doit être au sommet de sa forme, de sa forme… champagnarde, rajouta-t-elle avec un sourire moqueur. Et Jean se laissa entraîner, acceptant une coupe de Roederer Crystal qu’on avait placée dans ses mains. Il se laissa présenter à droite et à gauche, à ces deux modèles au sourire narquois qui travaillent pour une maison de mode suédoise, à Germaine Germain, la célèbre coiffeuse qui n’arrêtait pas de parler de sa voix d’homme et de rire comme une brebis. Comme il haïssait le rire ! ces spasmes incontrôlables qui lui semblaient ouvrir et fermer tous les diaphragmes consécutifs des tubes de notre organisme. Puis ce fut le tour du jardinier chilien qui avait été professeur de grec ancien, de l’écrivain russe en tutu rose qui n’avait écrit qu’un seul livre en vingt ans. Jean avançait dans cette mer de visages qui faisaient tous une compétition secrète de bonheur, comme il haïssait la gaîté, surtout celle injectée par l’alcool !
La main qui le tirait savait où le mener, les gens s’écartaient pour les laisser passer. Déjà une haie d’honneur se formait vers le seul homme d’importance ce soir : Monsieur le professeur Rotond, Président Directeur général des Éditions de la Rotonde, Directeur Académique des Études Littéraires à l’École Nationale Supérieure des Écrivains, fondateur de l’Ordre des Romanciers, auteur de la fameuse Encyclopédie du Style. Tout le monde regardait la progression de ce jeune somnambule et de cette femme aussi énergique que mûre qui le guidait. Les regards étaient curieux, bienveillants moqueurs ou amusés.
Une seule tête sortit du portrait de groupe pourtant si uniforme, comme si la mise au point avait été faite sur lui et uniquement sur lui sans aucune profondeur de champ par les yeux de Jean ouverts à F 1:1, et cette tête dont les yeux fixaient ceux de Jean comme pour les crever exprimait tant de haine et de jalousie que son cœur se glaça et ses bras se raidirent. Il faiblit et la peur s’empara de lui. Le regard qui le crucifiait à sa propre colonne vertébrale était celui d’Ulrich Krug, professeur d’allemand, né à Mützig, Alsace. On dit qu’il avait plusieurs fois essayé de changer son nom en « Klug », mais ceci lui avait été refusé au motif que même si la signification du mot allemand était bien : « cruche », elle ne transparaissait pas en français et n’était aucunement un handicap nécessitant un changement de nom. C’est ce dont on avait jasé dans les salons de Madame de Chastenay.
Jean savait peu de choses sur cet Ulrich Krug, à part qu’il avait une ambition démesurée qui n’avait d’égale que la médiocrité de ses écrits. C’est ce qu’il avait glané lors de ses quelques fréquentations des salons de Madame de Chastenay. Si cet Ulrich avait un quelconque talent, et il devait bien en avoir un pour être présent ce soir, c’était son aptitude exceptionnelle à exercer l’art de l’arrogance et du mépris. Il surpassait même les plus arrogants des Parisiens et des Londoniens réunis. À le voir, l’entendre et le sentir, à subir son regard, son aplomb et ses remarques cinglantes, on avait l’impression, que dis-je ? la conviction d’être en présence de Dieu le Père, tel qu’esquissé dans l’Ancien Testament.

Monsieur Ulrich Krug avait pour ambition d’être écrivain. Non pas d’être un bon écrivain presque banal, invité à des émissions littéraires, que les flics laisseraient passer après un simple regard admiratif sur son permis de conduire, en le remerciant par un salut préfectoral d’avoir bien voulu obéir à leur injonction de s’arrêter. Monsieur Krug avait l’ambition démesurée d’être le meilleur écrivain de sa génération. Il s’était d’ailleurs déjà fait tailler un buste en pierre en prévision, sans doute par un admirateur de son porte-monnaie et celui-ci trônait sur une table dans les 320 mètres carrés de son appartement.
C’est le silence qui régnait tout à coup dans le salon qui fit sortir Jean de ses rêveries. Son champ de vision, quelque peu rétréci par l’hypnose qu’il s’était autoadministrée, était entièrement occupé par ce qui semblait être un ventre dodu qui se soulevait et s’affaissait synchrone avec sa propre respiration. Au centre de cette masse organique vivante se dessinait un cratère poilu découvert par les pans d’une chemise claire à moitié déboutonnée pour des raisons encore obscures.
C’est la douleur aiguë d’un coup de coude bien placé qui fit lever la tête de Jean. Il n’eut pas à la lever beaucoup pour surplomber avec la perspective de l’aigle une autre merveille de la nature : une calotte sphérique jaunâtre et luisante, entourée d’une guirlande chevelue. Jean, qui malgré le rappel musclé, s’était à nouveau laissé fasciner par les artifices de sa propre vue, sentit une deuxième douleur aiguë dans les côtes. Il happa deux litres d’air et rabaissa son regard à la moitié de sa première course. Là, un visage rond avec des yeux ronds, des lunettes rondes et une bouche ronde escortée de deux pommettes rondes, l’auscultait avec un stéthoscope invisible. Son cœur s’arrêta : Monsieur Auguste Rotond !
L’œil gauche, telle une mouche dans un bocal, cette petite moustache inquiétante ou traînait encore comme oubliée, l’écume d’un verre de bière, ainsi que des joues potelées dont il devinait leur capacité à se gonfler pour hurler, formaient un tableau digne de Grosz. Le silence avait pris une proportion embarrassante. Monsieur Rotond avait incliné sa tête sur le côté, fixant maintenant le blanc des yeux de Jean par en dessous. Celui-ci n’avait toujours pas ouvert la bouche. Tout à coup, il sentit les ongles de Madame de Chastenay lui rentrer dans la paume de la main et d’une voix à peine audible, il se présenta enfin :
– Jean Waugal, étud… euh, écrivain !

Des rires s’élevèrent. Monsieur Rotond fixa Madame de Chastenay, puis après avoir rempli tout son corps d’oxygène comme s’il allait partir en apnée les trois minutes qui allaient suivre, il parcourut l’accoutrement de Jean de bas en haut et déclara :
– En effet jeune homme, écrivain, on peut le dire, j’ai lu certains de vos écrits.
Il sortit une feuille de sa poche intérieure, la déplia et se mit à lire :

« Fidélité. Vous avez accumulé tant de mots et de pensées que vous appelez votre histoire, que vous êtes paralysé et ne pouvez plus avancer, tel un clochard poussant un chariot trop lourd, rempli des sacs-poubelle contenant ses possessions. Vous ne comprenez pas que cet être à qui vous êtes fidèle est un fantôme, une projection conçue par d’autres. Vous ne vous en libérez pas, car vous redoutez de ne plus rien être et préférez garder ces ordures dans votre tête, plutôt que de vous pencher afin qu’elle se vide et vous libère enfin ! Canard. »

Les rires fusèrent, il y eut même un homme qui riait à gorge déployée. Jean fondait sous son pardessus et ne devait pas être plus épais qu’un portemanteau. Le sentiment qui le décomposait, c’était la honte, comme un petit garçon dont la maîtresse lui aurait demandé de lire sa composition devant la classe, en exemple de ce qu’il ne fallait pas écrire. Il fermait sa poitrine, il pinçait ses lèvres, il avalait ses joues, lui qui avait choisi Canard comme nom de plume aurait voulu disparaître.
Un instant il songea à arracher cette feuille de papier des mains de Rotond. Il tourna ses yeux rouges des larmes à venir vers Madame de Chastenay, qui avait osé lui faire parvenir ces lignes, puis il le fixa un instant, furieux qu’il se soit permis de faire part à cette assemblée ses pensées les plus intimes.
Un rire attirait particulièrement son attention, le dérangeait dans sa torpeur patiente pour lui faire dresser ses oreilles comme un chien aux aguets : un rire cinglant, plus fort que les autres, un rire haineux de hyène qui semblait comme craché par une mitrailleuse lourde. Jean Waugal leva la tête. Le rire provenait de ce visage diabolique porté par une mâchoire carrée, dont les yeux gris le foudroyaient de mépris. Ulrich Krug riait ! riait par-dessus tous les rires qui lentement s’effaçaient du tableau sonore.
Quand on n’entendit plus que le sien, l’assemblée se tourna vers lui et il s’arrêta net. D’un mouvement de tête bien rodé, il rejeta la mèche blonde qu’il n’avait plus sur le côté, redressa son échine et baissa les épaules, bomba le torse et rentra son ventre, pourtant caché par ceux des autres.
Rotond s’était également tourné vers lui. Ils se regardèrent droit dans les yeux pendant de longues secondes. Au fond, Krug n’appréhendait rien de plus que les remarques cinglantes du professeur Rotond, mais il l’oubliait toujours. Des lèvres de Rotond s’échappèrent ces quelques mots : – Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse !
L’assemblée rit à nouveau, mais Krug, routinier de la dérision, ne se démonta pas :
– Ce n’est pas de la littérature ! C’est de la psychologie de gare !
Monsieur Rotond parcourut l’assemblée comme un orateur qui va entamer un discours :
– La psychologie fait partie intégrante de la littérature ! N’avez-vous pas de passé qui vous obsède, Monsieur Krug ? ou l’aplatissez-vous jour après jour avec les panzers que votre père construit ?
Jean Waugal trouva la question tout à fait pertinente et se voyait déjà commander un AZ-58T, T pour Titan, A pour Allgemeiner et Z pour Zerstörer, un Destructeur Général en titanium, pour effacer le passé, fabriqué par Krug AG à Brunau en Autriche, conçu et dessiné par Alfred Krug, Ingénieur Mécanicien et père d’Ulrich. Krug dessina lentement sur ses lèvres un sourire triomphateur avant de répondre : – Des tanks pour effacer le passé ? Mais c’est exactement ce que propose ce personnage ! Seriez-vous jaloux de ceux qui y parviennent ? À nouveau le silence envahit le salon, tous étaient impressionnés par la justesse de sa remarque, les yeux rivés vers l’autorité contestée de Rotond, impatients de voir comment le maître allait réagir à la gifle. Mais Rotond ne réagit pas. C’est Waugal qui rompit le silence devenu embarrassant :
– Il y a toujours deux passés, Ulrich Krug ! celui de l’agresseur et celui de la victime ! L’un l’oublie plus facilement que l’autre ! L’assemblée, pour la première fois depuis le début de la soirée, se mit à applaudir et les battements de mains qui réjouirent le plus Jean Waugal furent ceux de Rotond. Jean Waugal avait gagné son cœur.

*

Jean Waugal avait terminé son roman « Éternité » et bien qu’il eût mis longtemps à l’écrire, ce n’était pas la raison du choix du titre. Rotond avait hésité, mais les arguments de Madame de Chastenay qu’il était le seul à connaître avaient eu raison de son hésitation. Il n’avait émis qu’une seule condition, c’est que Jean Waugal accepte de se faire aider pour la série d’interviews télévisées et radiophoniques. Il devait parler autrement, avec plus d’assurance, moins d’émotions, et avant tout, ce qu’il disait devait avoir été contrôlé par Rotond lui-même. La sortie était prévue pour Mars dans la collection « Romans Philosophiques ». Le directeur de collection avait exigé des remaniements. Après s’être rebellé au nom de la chasse gardée des auteurs, Jean Waugal avait fini par céder. Tout était presque prêt pour le grand jour, la consécration. La plupart des interviews avaient déjà été enregistrées, mais voilà pour l’interview la plus importante, celle de France-Rupture, Jean Waugal n’était pas venu !
Son téléphone ne répondait pas. On avait même dépêché le majordome de Madame de Chastenay vers sa chambre de bonne dans le 28e, mais personne ne répondait aux coups de tonnerre frappés à la porte. Le Majordome avait fait mine de partir, puis était revenu sur la pointe des pieds, pour épier chaque signe de vie : des pas, une toux, un froissement de papier ou de la musique. Mais rien n’y faisait : il n’y avait bel et bien personne. Rotond piqua une colère folle et jura de ne jamais plus écouter « les arguments » de Madame de Chastenay. On attendit cependant, on temporisa, on retarda le lancement médiatique, mais Jean Waugal avait tout simplement disparu ! Le jeune homme avait pris peur, il avait eu le trac, comme un chanteur avant d’entrer en scène, car ce n’était pas sa nature, ce qu’il souhaitait au fond de lui, c’était de rester dans l’ombre !

*

Jean marchait d’un pas régulier, comme un homme qui sait où il va, mais seul son corps savait où il allait. La neige n’était pas épaisse, mais elle l’était suffisamment pour émettre ce petit crissement si caractéristique. Jean avait froid malgré son manteau de vison, seul héritage de sa mère, l’avoir fait ajuster à sa taille lui avait coûté toutes ses économies. Il pouvait s’estimer heureux de ne pas avoir reçu la peinture rouge des activistes. Mais les activistes ne s’activaient plus depuis longtemps.
Il devait rêvasser, car tout d’un coup, il ne savait plus où il allait, comme s’il avait eu cinquante ans de plus et Alzheimer. C’est le coin de la carte de visite de Krug qui traînait dans sa poche qui lui rappela sa destination. Ulrich Krug s’était montré très aimable dans la suite de la soirée chez Madame de Chastenay. Après les échanges vigoureux, il avait disparu pour revenir tout changé, avenant, sympathique, affable. On avait surtout discuté de rien. Il s’était même intéressé à ce que Jean écrivait. Il avait commenté, loué, complimenté, il avait présenté Jean à ses nombreuses amies, toutes plus belles et plus blondes, plus soûles et plus admiratrices d’Ulrich les unes que les autres. Instinctivement, elles avaient compris qu’il fallait être gentil avec le petit Jean, ordre du chef et Jean avait compris qu’Ulrich voulait quelque chose de lui. Curieux comme il était, il avait joué le jeu et Ulrich lui avait donné sa carte, l’invitant à une fête qu’il donnait pour de la Saint-Ulrich.

C’est là que Jean se rendait, au 25 rue de l’Orée du Bois, une bouteille de Veuve Clicquot rosé dans la main. Il eut du mal à se frayer chemin au milieu des innombrables invités irradiés dans les 320 mètres carrés de son appartement par plusieurs kilowatts d’amplification sonore. Jean qui recevait la visite de sa voisine, si par malheur il avait des flatulences, n’en revenait pas. Il était surpris qu’aucun des voisins ne se plaigne ou que le concierge, accompagné d’un officier de police ne vienne pas faire cesser cet excès auditif. Ce qu’il ne savait pas, c’est que d’une part la plupart des voisins étaient de la partie et que le concierge, Ulrich l’avait dressé, en lui urinant dessus, du haut de la cage d’escalier alors qu’il passait la serpillière de bon matin au ré de jardin.
Jean avançait, serrant sa bouteille de Brut Impérial contre sa poitrine comme une croix, elle était bien maigre au regard des bols de caviar et des lignes de cocaïne qui décoraient si gracieusement la table haute de l’immense cuisine américaine. Une danseuse noire était attachée à un baobab nain et gigotait langoureusement sous sa feuille de vigne rose. Un petit chaperon rouge était assis à califourchon sur un banc, son tutu rouge aplati comme une gigantesque fleur et semblait se pâmer bien plus que la danseuse noire. Le chaperon se leva soudain et s’approcha de Jean en soupirant d’aise. C’est là que Jean entrevit Ulrich se redresser du banc avant de dire, le reconnaissant à moitié, dans un anglais très autrichien accompagné d’un geste ample de la main :
– Please help yourself, it’s all yours !
Jean se demandait s’il parlait du caviar ou du champagne, de la cocaïne ou des petits chaperons rouges ou de tout à la fois. Il ne respirait qu’à moitié, les corps s’enlaçaient dans tous les coins, allongés, derrière les rideaux, rampants, gémissants, comme une pieuvre humaine qui aurait cessé de se poser les questions que les humains se posent.
Ici on ne questionnait plus, on était ivre, on buvait à toutes les sources jusqu’à être repu. C’en était trop pour Jean, tout ce qu’il imaginait lors de ses nuits sans sommeil dans sa chambre, se déroulait devant ses yeux : il n’avait qu’à tendre la main ou la bouche. Sa gorge se serra, au lieu de plonger dans la chair, de laisser les œufs d’esturgeon craquer sur son palais, de se verser des filets de champagne Krug qui coulait à flots, d’embrasser ces lèvres rieuses qui passaient à portée des siennes et laissaient derrière elles un effluve irrésistible, subjuguant, entre le musc et Chanel 19, son corps se raidissait, hormis sa partie la plus indiquée.
Au lieu de rouler dans les soies, les jupes et les étoffes, de saisir les mains tendues, de s’adonner enfin au plaisir et se fondre dans la peau et la sueur des autres, de se laisser enfin mourir de cette petite mort, d’oublier sa morale, son passé, ses principes et son histoire, comme il l’avait si bien prêché chez Madame de Chastenay, Jean s’accrochait à son centimètre carré de morale qui venait d’envahir la superficie de l’appartement d’Ulrich Krug : il s’écœurait soudain de ce que tout ce caviar et champagne proviennent du sang des enfants écrasés par les AZ-59T de par le monde. Ainsi, les corps allongés se transformèrent en cadavres, les couples enlacés en combattants, les maquillages colorés en peintures de guerre, le saut des bouchons de champagne en bruits de bombes. Au lieu de corps se pâmant de plaisir, il n’entendait que des enfants pleurer et ne voyait que du sang partout. Comment pouvait-il jouir de cet or sale et meurtrier ?
Puis, le champ de bataille s’éclaircit, les fumées se dissipèrent. Jean essuya ses larmes. Ulrich Krug le regardait étonné, lui tendant une coupe, il déclara que le champagne Krug était le meilleur remontant, avant de partir de son grand éclat de rire dévoilant une fois de plus sa parfaite dentition de chien-loup.

*

Il avait quitté la fête qu’il n’avait jamais rejointe, comme il ne rejoignait jamais rien ni personne, obéissant à l’ordre d’une puissance inconnue. Il s’était inventé une idéologie de banlieue pour ne pas vivre, pour refuser les bouquets qu’on lui tendait en les déclarant mauvaises herbes et feuilles mortes.
Il descendit les marches du perron et sa tête bourdonnait, non pas des quelques coupes, mais de l’effort qu’il avait déployé contre la musique, la tentation, le stupre et la luxure. Il s’était battu pour rester fidèle à sa morale de petit-bourgeois de gauche à qui tout excès faisait peur.
Il n’avait pas la folie des grandeurs, mais celle de la petitesse. S’il s’était regardé en face, il se serait rendu compte que c’était ce goût du risque et de la démesure qui le fascinait chez Ulrich, et s’il avait regardé plus longtempss qu’il n’y avait pas grand risque quand la démesure était couverte par les Schillings de Papa. Mais cela l’aurait obligé d’admettre que tout était beaucoup plus simple, qu’il n’était qu’en proie à la jalousie, mère de toutes les idéologies.
Le dégoût remontait lentement de ses entrailles, ses propres soupirs l’excédaient, son odeur, amplifiée par la longueur de la nuit l’indisposait. Il aurait voulu se doucher, se purifier de cette nuit vicieuse. Mais voilà, chez lui, il n’y avait pas de douche, juste un évier qui faisait aussi lavabos. La dernière fois qu’il avait bricolé une douche de fortune avec un bout de tuyau d’arrosage, une bassine et des feuilles de plastique, cela s’était terminé chez la voisine du dessous, la tête en arrière et le cou tendu vers le plafond.
Il titubait, un nœud dans sa poitrine, ivre de rage et profondément mécontent en traversant le parc de l’Orée, entre les arbres tout aussi noueux que lui, dans cette aube naissante, où les ouvriers, les femmes de ménage, les employés de bureau se pressaient déjà, anxieux vers leur travail ! Et l’un d’eux, secoué par des tics nerveux lui remplit la tête de mauvaise conscience, comme on remplit un ballon de blanc jusqu’à ras bord.

Jean Waugal s’interrogeait à nouveau. Qui était-il ? un fainéant, un parasite aussi incapable que prétentieux ? Il fallait rester humble et ne pas envisager de créer de grandes œuvres. C’était tabou ! c’était un vice, celui de l’égomanie et de la vanité ! Il se l’interdisait, par vanité précisément, mais aussi parce qu’il pressentait que c’était sa faiblesse, son abîme, qui ne demandait qu’à le happer par une attraction vertigineuse et incontrôlable pour le recracher bien des années plus tard, meurtri, humilié et seul, de l’autre côté du monde.
Jean Waugal, s’il s’était regardé en face, aurait aussi reconnu qu’il mourrait d’envie de s’adonner à ces vices, que c’était pour cette raison qu’il enviait Ulrich Krug, pire, qu’il l’admirait secrètement. Il admirait la délectation que celui-ci affichait, à se sentir briller, à sentir les multitudes de regards l’effleurer timidement ou se poser avec admiration et envie sur lui. Il observait comment Krug jouissait du regard des autres, comment celui-ci partageait le plaisir de ses admirateurs. Comme ils avaient raison, lisait Waugal sur le visage de Krug, de le trouver beau, intelligent, viril et athlétique, érotique et déterminé et d’envier sa richesse ! Waugal voyait comment ils le remerciaient secrètement d’être leur modèle. Enfin un qui avait réussi à être ce qu’ils ne seraient jamais ! Et comme cela compensait leur échec ! Merci à lui ! Tout devait lui revenir, les compliments, les applaudissements, les lèvres rouges des jeunes femmes qui se pâmaient, qui s’effondraient même, retenues seulement par les mains frêles de leurs amies. Il était le soleil ! Son visage rayonnait d’irradier, comme s’il jouissait en permanence de chaque cellule de son corps.
C’était le visage d’Ulrich Krug, affichant une autosatisfaction éternelle et exponentielle qui faisait face à celui de Jean Waugal. L’image de ce visage, plantée à trois mètres devant lui, comme un épouvantail dans son champ de vision, telle brûlée à jamais sur ses rétines comme une réalité augmentée d’un additif insupportable : Ulrich Krug ! Celui qu’il aurait voulu être, mais que ni ses origines, ni sa morale, ni même son tempérament ne lui permettaient d’être. La puissance de l’interdiction était aussi forte que l’immense attraction qu’il éprouvait à devenir Ulrich Krug.
Il avançait, les bras tendus devant lui, à la hauteur de son plexus, les doigts écartés comme pour se protéger, se freiner, s’opposer à une attraction inévitable, creusant en sa poitrine un trou noir d’angoisse et de douleur, élargi par son masochisme latent, le Masochisme National Français : MNF, endémique depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, né ou cause de la soumission et de la collaboration avec l’agresseur nazi.

Ceux qui étaient coupables de lâcheté s’étaient vengés sur leurs propres enfants, ayant projeté leur propre faiblesse sur eux qu’ils sentaient à leur image, bien qu’ils fussent innocents. Jean, enfant de ces parents-là, élève de ces maîtres-là, voisin de ces adultes-là, de ces épiciers, coiffeurs, buralistes, boulangers et bouchers, neveu de ces oncles et tantes-là, n’y échappait pas et se faisait petit, s’humiliait et s’autoflagellait en secret en tant que fils de vaincu, devant le fils de vainqueur qu’était Krug !
Il s’apitoyait maintenant sur son sort en montant les six étages vers sa chambre sans bonne, car il n’avait pas le droit de prendre l’ascenseur, n’ayant pas les moyens de payer les charges y afférentes. Des sanglots naissants l’empêchaient de respirer, comme un boa qui aurait avalé une maison. Son père lui avait dit, du fond de sa Ford Escort bleue : « Tu finiras dans une chambre de bonne ! » Et la honte montait dans son corps plus vite que celui-ci ne gravissait les escaliers. Il était petit, il était moche de peur. Ça y est, il souffrait enfin, il avait enfin allumé l’âtre de la douleur, et ses flammes lui léchaient déjà l’intérieur de la poitrine. Cet état secrètement attendu l’avait envahi et provoquait ce déclic dans son âme, qui le transformait, lui faisait quitter son corps, prendre son cahier et son stylo pour écrire, oubliant le temps et le monde, happé par les tourbillons de son esprit, vers un terrain si vague qu’il s’y perdait : souffrir, écrire, recommencer !
Il écrivit tout le matin, son stylo donnait des coups de griffe sur le papier comme pour se blesser lui-même. Il était libre dans le désert infini de ses pages blanches, dont il pouvait étendre à loisir la superficie. Là, il n’y avait pas de panneaux indicateurs, de distance, ni de noms de rue, on n’avait pas besoin d’adresse et cela tombait bien, car il n’en avait plus aucune dans son carnet. Il errait dans cette ville blanche et déserte comme sa vie, d’une marche sur le vélin, dont il entendait à peine les pas.
Ce qui suintait de ses pores, ce qui s’échappait de sa bouche ou perlait de son front, était des grappes d’émotions sans liens apparents, sans date ni origine connue, qui se bousculaient aux portes de son corps, retenues prisonnières par l’inconscient qui veut tout étouffer pour tout oublier. Ces particules émotionnelles, chauffées par la nuit chez Krug s’agitaient tels des électrons excités par la douleur, jusqu’aux confins de leur nuage.

Il tentait désespérément de donner un sens à ses influx nerveux en les déposant tels des pétales de l’âme sur le canevas rude d’une histoire qu’il allait inventer, comme le ferait un peintre du cœur.
Il analysait ses sentiments, se délectait de ses souffrances, mais son écriture était une lutte incessante contre la narration, qu’il considérait comme superflue, contraignante, mentale et mensongère.
Ô comme cela lui paraissait artificiel d’inventer une énigme, un enjeu, du suspense, des trames et des personnages ! pour qu’on ne le reconnaisse pas trop, mais qu’il soit quand même découvert, déchiffré par ceux qui savent, quelque élite qui partagerait la clef de son langage. Comme cet art de l’écriture lui paraissait vain ! telle une partie de cache-cache avec soi-même et ses lecteurs. La littérature entière lui paraissait une supercherie, un jeu où le message n’a plus d’importance, car tout a été dit, éprouvé et écrit, où la tâche de l’écrivain est de brouiller, de crypter les messages, et celle du lecteur de les déchiffrer, éprouvant ainsi tous deux, l’immense plaisir de se sentir au-dessus du peuple, qui lui ne comprend rien et boit en forniquant.
L’idée que la culture n’était que pédanterie, pour mieux mystifier et régner, le révoltait, une simple coquetterie de bourgeois pour renforcer son narcissisme en hébétant le prolo ! Quelle hypocrisie, vanité et ridicule ! Ces trois mots devaient être gravés sur la nouvelle monnaie de la Culture qu’on appellerait : Le Culte. Et les livres devaient être payés en Cultes Sterling. La culture n’était que la fermentation née de l’oppression des émotions et des instincts !
Quand Jean Waugal était dans cet état d’esprit, il n’était pas rare qu’il déchire ses feuilles de papier ou qu’il les brûle. Il n’attendait pas d’être mort comme Kafka pour cela. Il avait même acquis un cahier avec des feuilles en plastique, telles que l’encre des stylos spécialement conçus pour celles-ci, s’en effaçait à l’aide d’un simple chiffon humide. Jean Waugal écrivait souvent pour s’effacer lui-même. Quand il se trouvait dans cet état, il s’arrêtait d’écrire ou peut-être, était-ce l’inverse. Il se mettait à mépriser d’un côté tous les artistes qui avaient du succès, les accusant de trivialité, de populisme artistique ou de littérature de gare et de l’autre, il méprisait ceux qui s’en démarquaient, les qualifiant de pédants, capables d’écrire sans se lasser cent pages sur une mouche qui se cogne contre une vitre comme eux.
Pour Jean Waugal, le seul indice de valeur d’une œuvre était la souffrance qui en avait accompagné la création. Il écrivait seul, sans famille et sans amis, au fond d’un café sale et enfumé dans le bourdonnement des autres, face à la douleur qui l’empêchait de parler et qu’il essayait de dénouer à la pointe de son stylo, à chaque heure du jour et de la nuit, sur un cahier qu’il portait constamment sur lui, comme un revolver, pour projeter ses mots.
Jean Waugal erre de bistrot en café, de banc à banc et de blanc en blanc, son cahier dans la tête, quand d’autres rient, s’étreignent ou jouent. Il est obsédé par l’idée et le devoir d’écrire. C’est comme un sort qui lui a été jeté, dont il a maintes fois essayé de se défaire. Jean Waugal a essayé dix ans durant, de ne rien écrire, il a construit des modèles réduits, joué au circuit 24, démonté la boîte de vitesses de sa Jaguar, bouffé avec les copains, s’est bronzé sur les plages de Grèce jusqu’à s’assommer. Il a résisté à la tentation comme un drogué qui se sèvre, un alcoolique qui s’anonymise, pour finir par s’abstenir et se rendre à l’évidence que c’était son destin, auquel il lui était impossible d’échapper, car ce dernier le retrouvait toujours au coin d’une ruelle de n’importe quel village du monde. Alors Jean Waugal, puisqu’il ne pouvait pas vivre comme tout le monde, puisqu’une puissance surnaturelle lui dictait d’écrire et que ses démons le possédaient, se remit soudain à écrire avec frénésie, d’abord sur des feuilles volantes, volées à l’arbre de sa vie, puis dans des cahiers entiers qui ne tardèrent pas à emplir les caisses qu’il empilait dans sa chambre.
Il n’écrivait pas pour les autres, il écrivait pour lui, car il savait, que si on écrivait pour les autres, ceux-ci finissaient par écrire à votre place. Était-il malade ? L’écriture était-elle une pathologie ? Était-il atteint d’hypercalligraphie. Ô combien il aurait voulu être normal, un ingénieur, un administrateur, un docteur ! Ô combien il aurait bien voulu ne pas voir tout ce qu’il voyait, ne pas déceler la vérité cachée entre les mots dits et l’expression de ceux qui les prononçaient. Même les murs grimaçaient entre leurs oreilles !

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