Yves Bernas Produktion

Extrait du Motel Rose:

Le Motel Rose

© Yves Bernas

Il la raccompagna à son hôtel. La vielle Arrow Mrk II grinçait à chaque virage dans cette soirée pluvieuse de l’hiver. Bien que les Arrow eussent incarné à leur époque le faste, l’argent et la luxure, ce n’était pas le genre de voiture à laquelle elle était habituée à son âge, ou disons qu’elle n’y était plus habituée. Elle se demandait comment ce long carrosse avait encore l’autorisation de sillonner les routes, depuis que le département à l’énergie avait rendu la conduite automobile non automatique pratiquement illégale. Mais elle se dit que c’était plutôt des questions d’homme et se cala les fesses sur le siège bien trop mou, heureuse d’être raccompagnée, comme peut l’être une femme, pour qui le veuvage ne convient pas dans la durée.

Elle n’avait aucun plan précis et se laissait bercer par les paroles de Roger. D’ailleurs, elle n’écoutait pas ce qu’il disait, elle entendait juste le son de sa voix et était heureuse qu’il s’intéressât à elle, qu’il ait tant de choses à lui dire et surtout qu’entre deux virages, il lui sourie. Il la raccompagnait chez elle, comme si cela avait été inscrit là-haut, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Ils avaient l’air de se connaître depuis longtemps, alors qu’ils s’étaient rencontrés il y a une heure à peine, dans le hall du théâtre La Scène du Peuple, où l’on jouait Relâche de Bucket.

C’était un 25 décembre, une de ces soirées de l’année qui savent être des plus tristes, si vous vous y prenez mal. Roger parlait inlassablement, en jetant de temps en temps des regards vers sa compagne, que seul le fait qu’il devait maintenir la voiture au milieu de la route l’empêchait d’être plus langoureux. Ses grandes mains vigoureuses qui enveloppaient le volant, comme si elles caressaient un enfant, fascinaient Miss Barret pour des raisons qu’elle seule connaissait. Miss Barret, c’est ainsi qu’elle s’était présentée, après qu’ils eurent ri de si bon cœur en comprenant que la pièce même avait relâche.

Ils n’avaient pas été les seuls à se tromper, quelques autres visiteurs s’étaient également égarés dans ce hall marbré, dont le plafond orné de fresques trop neuves et trop parfaites, faisait plus penser à une pizzeria qu’à un théâtre. Ils avaient eu de la chance dans leur malchance : que le petit théâtre fut ouvert pour un spectacle pour enfants : Le Père Noël est un voleur ! je vous laisse deviner l’intrigue, cela leur avait permis de rester quelques minutes supplémentaires au chaud dans le hall, en attendant la pièce, avant de recevoir en pleine face les mots aigris et impatients de la caissière :

– Mais vous ne savez pas lire : relâche, c’est relâche !

Il n’est pas clair ce qui les fit rire le plus, le calembour involontaire, ou la hargne ridicule de la caissière condamnée à passer Noël enfermée dans sa cage, à vendre des tickets pour un Père Noël voleur.

Roger engagea la voiture sur l’étroit chemin qui montait vers l’entrée de l’hôtel et l’arrêta sous l’auvent, soucieux que Miss Barret ne soit pas mouillée, sans vouloir comprendre un instant que ni l’auvent ni le chemin n’étaient faits pour les voitures et encore moins pour celles du gabarit de son Arrow II.

« Miss Barret », drôle de nom pour une veuve, cela rajeunissait sans doute, pensa Roger en jetant un coup d’œil sur sa ceinture de couleur rouge. Miss Barret était encore belle femme, et son âge le confirmait, rappelant à qui en doutait encore que le charme de la jeunesse n’était pas à confondre avec celui de la beauté.

Roger voulait l’étreindre, il aurait commencé par tendre son bras vers son cou, l’attirant à elle par la nuque, approchant son visage du sien pour respirer son souffle chaud enrobé de son parfum qui lui rappelait le Chanel No 5, le parfum de ses premières amours, à ne pas confondre avec Channel 5, celui de ses premières haines.

Dans le mouvement, ses boucles blondes lui auraient caressé les joues et peut-être effleuré les cils, ils auraient ainsi électrisé la colonne vertébrale juste au-dessus du coccyx, puis il aurait pressé avec une passion suicidaire ses lèvres contre les siennes, comme on mise sur le rouge à la roulette, le rouge de ses lèvres, mais Roger de son vrai prénom Robert n’osait pas.

En proie à des timidités d’adolescent, il était hors de question qu’il lui propose de l’accompagner jusqu’à sa chambre. Madame la Comtesse, c’est ainsi qu’il la nommait déjà intérieurement, l’aurait certainement giflé. Il entendait déjà le son de la claque sur sa joue, lorsque Madame la Comtesse, qui ne semblait pas en être à sa première escapade, lui prit la main qu’il avait posée sur ses propres cuisses et la serra, un peu plus longtemps que convenable, pour l’endroit en question et ordonna :

– Vous ne m’accompagnez pas jusqu’à ma chambre ? Vous savez il y a parfois des grands méchants dans les hôtels le soir !

Roger qui tout à coup aurait préféré être Robert, rougit. Il pensa un instant à son Arrow II, plantée là devant l’entrée du cinq étoiles, mais s’empressa d’acquiescer :

– Je n’osais vous le proposer !

Ses reins se murent d’un soubresaut nerveux qui sembla l’embarrasser, car il n’était pas clair de quel nerf il provenait.

– Et bien Monsieur Willemsen, avec moi, il va falloir oser, je vous préviens !

– Wimmersen, Miss Barret.

Un nabot surgi de nulle part, à qui il confia les clefs de son Arrow II, ne dissimula son agacement, qu’à l’aide d’une marque de dégoût pour le Vaudeville qui se déroulait sous ses yeux, un de plus à son catalogue de la nuit.

Jusqu’à l’ascenseur, Roger se demanda si le dégoût qu’il avait lu sur ce qui lui faisait office de visage, avait à voir avec leur âge, était d’origine morale, ou simplement lié à ses propres mœurs, si souvent typiques de cette profession. Cette interrogation lui permit d’ignorer les regards du réceptionniste, un peu trop curieux pour le personnel d’un hôtel cinq étoiles.

Roger Wimmersen ôta son chapeau, prit la main gantée de Miss Barret, qu’il porta à ses lèvres sans même l’effleurer et s’apprêtait déjà à la laisser pénétrer la suite qu’elle occupait, à ses dires depuis de nombreuses années, quand celle-ci, mue par un ressort venu du fond des temps, saisit d’une main son entrejambe, tandis que l’autre s’affairait dans son propre dos et déclara :

– J’ai un merveilleux cadeau de Noël pour vous !

Au même moment, son chemisier tombait, découvrant une poitrine ferme et nue, encore curieuse pour son âge :

– Comment les trouvez-vous ?

Roger ne savait plus où donner de la tête, confondu dans ses désirs, comme un gamin auquel on aurait présenté de la glace à la vanille, il ne perdit cependant pas contenance, fixa Miss Barret droit dans les yeux et déclama :

– Parfaits ! sublimes !

Miss Barret fondait de plaisir, il n’est pas clair si c’était par anticipation de ce qui selon elle devait suivre, ou si c’était la satisfaction de plaire, de plaire encore. Roger qui avait pris l’expression d’un notaire, d’un expert, chargé d’évaluer la qualité d’une affaire ou d’une marchandise, acquiesçait :

– Tout à fait ! tout à fait !

Puis, sans doute en proie à l’impossibilité de contrôler ses instincts plus longtemps, il décida de miser quitte ou double à nouveau, cette fois-ci sur le noir, et déclara, le plus dignement qu’il put :

– Bonsoir Madame, au plaisir de vous revoir !

Il s’éloigna d’un pas décidé, comme quelqu’un qui ne craint même pas une balle dans le dos, et rajouta l’air coquin, avant d’obliquer dans le couloir vers l’ascenseur :

– Que j’espère très prochain !

Miss Barret fut stupéfaite. Jamais un homme ne s’était refusé à elle. Pour qui se prenait donc cet écervelé ? Jamais il ne rencontrerait une femme aussi belle, aussi intelligente, aussi éduquée, aussi charmante, talentueuse et riche.

Elle, la Comtesse Ingrid von Barret, veuve de Heinrich Sweed, le fondateur et chef de la Biomédicale Transgénique, la douzième entreprise du pays, lui : un quelconque fonctionnaire en retraite, que le hasard avait voulu mettre sur son chemin par pitié pour sa solitude, certainement un raté, en d’autres temps déjà un vieillard, malgré sa ceinture rouge, un vieillard resté enfant comme tous les hommes, dont l’unique souci devait être de se faire dorloter à toute heure du jour et de la nuit, du berceau jusqu’au cercueil.

Miss Barret éclata en sanglots, jurant vengeance du plus grand affront qu’un homme puisse faire à une femme. Elle s’affala dans son lit, réalisant un soir de plus que ni le luxe des hôtels ni tout l’argent du monde n’arrivaient à étancher la soif d’amour, la douleur sournoise et désespérante que la solitude grave inéluctablement dans votre âme et qui vous arrache les tripes, jour après jour, comme une hyène distraite, mais fidèle.

*

Roger mangeait sa tablette de chocolat quotidienne, calé dans son fauteuil de cuir, face à la cheminée qu’il avait reconvertie à l’alcool par convenance et paresse sans doute, depuis qu’il s’était lui-même reconverti à l’eau. Ingrid dormait, ses longs cheveux blonds étalés sur le lit irradiaient son visage comme un soleil. La Terre en avait fait plusieurs fois le tour, depuis leur rencontre à la « Scène du Peuple ».

Après avoir gagné à la couleur, Roger s’était mis à jouer le numéro, espérant gagner ainsi sept fois la mise, à cette roulette qu’est l’amour, au lieu du simple double que procurait la couleur. Le destin ne l’avait d’ailleurs pas trahi, car il avait fini par faire sauter la banque, quand Ingrid lui avait demandé de l’épouser. Ils passaient des jours heureux, car leur passion avait duré, contrairement aux pronostics des amis et des proches, que sans doute l’envie avait ternis. À l’âge où l’on n’a plus rien à se prouver, ni vraiment personne à qui le faire, ils jouaient comme des enfants. Jusqu’au jour où Ingrid devint lasse, non pas de Roger, mais lasse de tout. Elle maigrissait et Roger s’inquiétait silencieusement.

Un jour, elle revint de la ville vers cinq heures, toute guillerette et, jetant son vison sur la duchesse brisée de l’entrée, elle s’exclama :

– Il va falloir aller aux pièces détachées, mon cher, en remplacer une qui ne marche plus très bien !

Déjà le cerveau de Roger, ou plutôt la partie qui n’était pas complètement endormie, se connectait à sa mémoire auditive pour tenter de déceler un bruit suspect dans le ronronnement électrique de son Arrow, quand une autre partie de son cerveau lui fit dire :

– Mais tu es allée en ville en taxi, très chère !

Ingrid répondit d’abord agacée :

– Je ne te parle pas de ta voiture, mais de ma machine !

Mais elle prononça ce dernier mot en l’enrobant d’un sourire complice, comme elle savait si bien le faire. Roger, dont l’esprit fut soudain réveillé par cette juxtaposition de concepts dissonants, saisit immédiatement la gravité de l’affaire et demanda, contrit :

– Les seins, ma chérie ?

Ingrid ne répondit pas, elle regardait la mer qui s’étirait sur la plage entre deux villas, puis dit :

– Chaud Roger, chaud !

Roger, comme tout indigne représentant du sexe laid, interpréta ce signal de proximité émis dans ce sourire complice plus dans un sens conceptuel que géographique et persévéra :

– Les ovaires ?

Ingrid éclata de rire :

– En quoi aurais-je besoin d’ovaires à mon âge ? As-tu des projets Roger ? En ce cas, tu devrais en chercher une plus jeune !

Le rire d’Ingrid qui, au départ sonnait authentique, devint jaune juste avant de s’éteindre. Son visage se glaça, comme si elle était elle-même surprise par ses propres mots. Une femme plus jeune ! la hantise de toutes les femmes. C’était vrai, pourquoi Roger, qui était encore beau garçon, sportif, en bonne santé et loin d’être démuni, n’avait-il pas choisi une femme plus jeune, comme l’avaient fait presque tous ses amis ?

Le « Club International » pullulait de Tania, Maroussia et autres Natacha aux yeux d’amandes et autres adhérentes aux lèvres adhésives, aux poitrines voluptueuses et aux fesses sans ambiguïtés, qui tournoyaient autour des vieux renards comme lui, telles des flammes léchant leur proie.

Et si Roger n’en voulait qu’à son argent ? Puis elle regarda son Roger, comme il se tenait là dans l’entrée, avec ses grandes mains ouvertes, sa grande bouche et son air de petit garçon attristé. Comme il attendait, inquiet, sa réponse ! Elle croyait même déceler une humidité inhabituelle dans ses yeux, comme celle qui précède les larmes. Son Roger pleurait-il ?

Elle s’avança vers lui, posa tendrement les mains sur ses épaules avant de l’enlacer délicatement :

– Non Roger, le cœur ! il me faut un nouveau cœur !

Ce fut à celui de Roger de se glacer. Ce n’était pas tant le risque qu’une telle opération comportait qui l’inquiétait, c’était une vieille superstition, des histoires qu’il avait entendues au cours de ses nombreux voyages, notamment en Afrique du Sud où après transplantation, la personnalité des patients avait changé, comme s’ils avaient acquis celle du donneur.

Il y avait même cette histoire qui datait de moins d’un an, selon laquelle à Wachtelei, à moins de cent milles d’ici, une femme avait étranglé son mari, après avoir reçu le cœur d’un tueur en série. Comme si Ingrid avait lu les pensées de Roger, écrites sans doute en capitales sur les lignes de son front, elle lui dit d’un air légèrement coupable :

– Ne t’inquiète pas, je connais déjà la donneuse !

Roger frissonna et demanda :

– Pourquoi, est-elle encore vivante ?

Ingrid le regarda droit dans les yeux, d’un regard qu’il connaissait bien, qui signifiait qu’elle ne répondrait pas et Ingrid ne répondit pas.

*

Roger avait insisté pour l’accompagner et elle avait fini par accepter. Il ne savait ni pourquoi elle avait été réticente, ni pourquoi elle avait fini par accepter. On avait pris un peu d’altitude le long de la mer. On longeait maintenant les falaises où les cormorans et les mouettes planaient sur place. Ingrid regardait par la fenêtre vers l’amont et lui présentait son épaule gauche. Roger n’aimait pas ça.

Quand une femme en voiture regarde trop par la fenêtre, la fin est proche, lui avait dit son père. Elle veut être ailleurs ou elle est déjà avec quelqu’un d’autre. Cette prémonition rongeait Roger, mais il n’osait aborder le sujet, autant par lâcheté que par prudence. Peut-être après tout, imaginait-il tout cela et il n’avait aucune envie de conjurer le sort. Mais Roger avait trop peur de son intuition, car il la savait bonne. Il savait souvent avant tout le monde, et avant même les personnes concernées, ce qu’elles allaient dire ou faire. Il se tut. Il se taisait déjà depuis qu’ils avaient quitté Wachtelei et n’avait aucune intention de parler, tant il était occupé à scruter l’horizon pour oublier ce qu’il pensait, pour ne plus douter.

La transplantation d’organes, qui était encore sous contrôle de l’État, était soumise à des règles strictes et aucun organisme privé n’avait le droit de la pratiquer. La loi vieille de plus de vingt ans était destinée à empêcher le trafic d’organes, qui s’était développé à l’époque et perdurait encore.

L’expression « trafic d’organes » était un euphémisme, car il s’agissait en fait, d’un crime organisé monstrueux où trempaient des médecins, des politiciens, mais surtout des mafieux de la pire engeance. Non seulement les patients les plus démunis étaient médicalement assassinés, mais des sans-abri, hommes, femmes et enfants étaient kidnappés par des commandos de la mort, leurs organes prélevés et on les retrouvait dépecés quelques jours plus tard dans un parc, sur la plage ou dans un fossé.

Et si quelqu’un se faisait transplanter un organe dans un établissement privé, on pouvait être sûr que l’organe avait été volé à des innocents assassinés. Or, la Clinique Transgénique de Braunfels, vers laquelle il conduisait Ingrid, n’était pas sur la liste ses établissements publics ou agréés par l’État. Cela torturait Roger.

Qu’Ingrid soit capable pour sauver sa peau, de se faire complice d’un système abominable, peut-être même d’avoir commandité un crime, le retournait. Il ne pouvait plus aimer cette femme. Comment lui pardonner ? Comment ne pas lui pardonner ? Le Docteur Kaplan lui avait donné six mois. Il avait dit qu’on ne pouvait plus pratiquer d’ablation de tissus de la paroi interne du cœur pour dévier les courants électriques, parce que tout était trop mince maintenant. L’arythmie risquait de la tuer. Comme si Ingrid avait lu ses pensées, elle rompit le silence :

– Ne t’inquiète pas, ce cœur est propre, blanc, il ne provient pas du marché noir. Il est à moi depuis longtemps. Cela fait vingt ans que je le cultive !

Et elle partit d’un rire que Roger ne lui connaissait pas et qui l’emplit aussitôt d’un frisson étrange.

*

Il en avait entendu parler de cette technique de culture d’organes à partir de cellules souches. Il ne savait pas qu’entre-temps, la technique avait tellement évolué qu’elle rendait possible la culture d’organes aussi complexes que le cœur ou les poumons. La Clinique Transgénique de Braunfels ! l’article du Lancet lui revenait.

Eh bien ! pensa-t-il, Miss Barret devait être décidément encore plus riche que ce qu’il avait estimé. Un cœur organique artificiel coûtait plus d’un million de couronnes. Et il fut rassuré, par son éthique, sa morale : accepter de payer plus d’un million, alors qu’on pouvait trouver des cœurs tout aussi bons pour mille fois moins au marché noir.

Roger qui calculait tout, se mit à aimer Ingrid mille fois plus. Il fallait avoir de la classe quand même ! Il freina, immobilisa la voiture et se précipita sur elle, l’enlaça, lui baisa les mains, les joues, la bouche et balbutia :

– Pardonne-moi, pardonne-moi ! Comment ai-je pu penser cela ?

Une longue plainte s’échappa de la poitrine d’Ingrid. Roger, la tête appuyée sur son giron, ne pouvait voir son regard et c’était mieux ainsi, car quelque chose de dur s’y était subrepticement dessiné lorsqu’elle leva son regard droit devant vers l’horizon, là où les deux côtés des choses se rejoignent toujours. Roger s’était remis à chanter et cela agaçait Miss Ingrid Barret au plus haut point, mais elle savait le masquer d’un merveilleux sourire, comme seules certaines femmes savent le faire. Elle en avait usé si souvent, qu’il était gravé sur sa peau, dans un alphabet de rides, qu’au cours des années passées ensemble, Roger avait appris à déchiffrer. Pragmatique, il préférait se contenter de l’illusion, pourvu qu’elle fût parfaite.

Ingrid de son côté, se demandait, une fois de plus pourquoi l’être humain associait si souvent le bonheur à la bêtise et pourquoi les seuls hommes intelligents et vraiment intéressants étaient ceux qui vous faisaient mal, qui avaient une veine suffisamment sadique, pour être capables de vous tuer ou de tuer pour vous, si votre narcissisme leur demandait. Mais les collines de Braunfels approchaient et Ingrid, pragmatique elle aussi, n’avait aucune intention d’entamer une dispute, alors qu’elle allait avoir intensément besoin de son Roger. Elle décida de continuer à lui pardonner son air de chauffeur.

*

Bien entendu, elle fut reçue comme une reine, non seulement était-elle restée la principale actionnaire de la clinique, mais personne n’oubliait qu’elle était la veuve de son fondateur : l’éminent Docteur Ernst-Heinrich Sweed, pionnier de la biologie génétique, plus précisément, de la culture d’organes humains, dont la photographie et le buste trônaient dans l’entrée.

L’hôtesse était d’une beauté parfaite, comme le sont certaines présentatrices à la télévision, un archétype de la féminité en ce vingt et unième siècle déjà largement entamé, qui troublait même un homme si moral et fidèle que Roger. Il était sensible au blanc, aux pantalons blancs, aux vestes blanches, aux chaussettes blanches, qui le berçaient dans une illusion de virginité et d’exclusivité, comme si tout le personnel qui se déplaçait lentement et avec grâce, le sourire aux lèvres, avait passé sa vie à les attendre, et qu’ils étaient enfin arrivés, en couple élu.

– Le Docteur Kaplan vient vous chercher immédiatement Madame la Docteur Sweed ! dit la présentatrice.

Miss Ingrid Barret avait horreur qu’on l’appelle du nom de feu son mari, mais le titre dont la juxtaposition était importée de la culture allemande avait tué le germe de sa colère in vivo. Comme si le docteur avait attendu derrière le rideau d’un de ces parloirs dont l’entrée était pourvue, Kaplan apparut immédiatement :

– Madame Sweed, quel plaisir ! quelle santé ! Vous avez l’air si jeune, au prix de me répéter, je ne peux m’empêcher de penser que vous avez rajeuni depuis la mort… depuis que vous connaissez Monsieur…

– Wimmersen, Roger Wimmersen ! s’empressa d’intervenir Roger.

– À quoi ne sont-elles pas prêtes, pour rajeunir n’est-ce pas ? rajouta le Docteur Kaplan, le sourire se voulant coquin. Se rendant compte bien trop tard, de l’ambiguïté de sa remarque, il rajouta, confus :

– Médicalement parlant.

– Monsieur Wimmersen est-il au courant de… ? demanda-t-il à Miss Barret.

– Assurément, il sait qu’à la clinique, on pratique la culture d’organes humains, répondit-elle.

– La culture d’organes humains ? Excellent !

Et le Docteur Kaplan partit d’un rire sonore et gras, qui ne voulait pas s’arrêter et résonnait en s’amplifiant dans les couloirs, traversant les vitres et les portes des innombrables laboratoires, qui se succédaient au rythme de leur progression. C’était un rire libérateur qui semblait avoir attendu pendant un siècle au moins pour s’échapper, un rire à réveiller les morts.

Roger sentit son corps se tendre, sa respiration s’écourter, comme s’il tentait de diminuer l’afflux d’oxygène dans ses artères pour ne plus sentir la peur qui l’envahissait : ce type ne lui plaisait pas. Roger ralentit pour laisser passer un lit robot qui roulait à vive allure. Le corps du patient qui y était étendu, était recouvert d’une bâche grise de la tête aux pieds. Cela ne présageait rien de bon sur son sort. Kaplan s’était calmé et les yeux encore humides et brillants de tant de bonne humeur, il présenta son badge à la serrure du sas de haute sécurité en disant :

– Toujours autant d’humour Miss Barret !

Dans cette zone, les parois des couloirs avaient laissé place à de grandes vitres, derrière lesquelles, un liquide légèrement rosé avait envahi l’espace jusqu’à mi-hauteur, pressant les parois de verre de manière menaçante. Roger sentait son cœur s’accélérer. Il n’aimait pas la promenade, même si cela lui rappelait le Musée Océanographique, dans lequel il avait passé de nombreuses heures de son enfance, puisqu’il était situé en face de son école.

Il s’attendait à voir flotter des cœurs, des mains, des poumons ou des reins imbibés de Vitax®, naviguant tels des poissons dans un aquarium, poussés par les courants émis par les pompes des filtres, comme dans les films de science-fiction de son enfance. Il était même prêt à voir une tête, collée à la vitre lui cligner de l’œil à son passage.

Ils passèrent, ce qui semblait être la frontière menant à une deuxième zone, car au-dessus du portail sans battants, était inscrit le mot : KERN. Le cœur de Roger s’arrêta : là, un corps entier était allongé derrière la vitre, reposant sur une litière regorgeant de ce qui devait être également du Vitax®, un corps humain dont la poitrine se soulevait régulièrement, un corps humain qui dormait. Ici, finissait l’aquarium de la baleine, c’était maintenant des mini-aquariums tous semblables et habités de la même manière. Roger se mit à paniquer, il aurait voulu se retourner et fuir, son imagination débordante lui faisait entrevoir d’innombrables cauchemars. Ah, la médecine, quelle horreur !

Il n’osait poser aucune question. Il était simplement terrorisé par ses propres associations. Tout à coup, il vit un écriteau et, ce qui lui restait de raison lui permit d’en déchiffrer le contenu : REPOS PRÉOPÉRATOIRE : les corps qu’il avait entrevus, n’étaient que ceux de patients en instance d’opération, ils n’étaient pas des magasins d’organes de rechange. Toute la tension de Roger disparut d’un coup, il faillit tomber et s’accrocha à la main d’Ingrid. À nouveau, il eut mauvaise conscience d’avoir osé penser les pires ignominies. Il serra sa main avec passion, regardant ses traits si dignes devant l’épreuve. Elle avait vraiment l’air d’une comtesse !

Ils marchèrent encore une centaine de coudées. Quand ils s’arrêtèrent devant le box 58, le docteur Kaplan présenta à nouveau son badge à la serrure et la porte s’ouvrit. Roger fut le dernier à rentrer, et ce qu’il vit le fit hurler :

Elle gisait nue, seul le pubis était recouvert d’un trèfle à quatre feuilles. Immergée dans le Vitax® jusqu’aux seins, elle respirait d’un rythme régulier. Même s’il y avait une surface porteuse qui faisait office de lit sous son dos, elle ne reposait pas dessus, ne le touchait pas, elle flottait.

Seule sa respiration imprimait à son thorax un mouvement de bas en haut qui lui était synchrone, même s’il lui était déphasé d’une seconde. La partie de Roger qui était en mesure de penser constata : en suspension, pas d’escarres. Depuis combien de temps gisait-elle là ? Mais ce genre de questions et déductions n’était que pour mieux tenter d’ignorer le trouble immense causé par ce qu’il voyait : celle qui faisait la planche, béate dans le box 58 n’était autre qu’une de ses folles amantes à jamais gravée dans sa mémoire, celle dont les mains étaient jointes sur sa poitrine pour la prière éternelle n’était autre qu’Ingrid !

Il crut à une hallucination, avait-il manqué quelque chose, une scène, un acte de cette pièce épouvantable ? Son cœur criait : relâche ! Mais il n’y avait pas de relâche cette fois. Il fallait continuer à jouer, même si le jeu n’était pas marrant du tout et qu’on ne pouvait pas le terminer d’un geste brusque sur l’échiquier. Roger, dans son trouble, regarda la nuque de celle dont il tenait encore la main. Qui était-elle, si Ingrid gisait telle une sainte sur cette pierre liquide ? C’est à cet instant, alors qu’il regardait à nouveau le visage de la gisante qu’il comprit : celle qui gisait là était Ingrid trente ans plus tôt !

Il était dans un mauvais film. Il secoua la tête, mais rien n’y changeait. Il décida d’accepter ce qu’il voyait et se mit à examiner ses traits. Oh ! comme elle était belle, la nouvelle Ingrid! Sa peau lisse parfaite et blanche comme le lait, ses lèvres voluptueuses et vigoureuses de toute la force de l’amour. Elle gisait comme la Belle au Bois Dormant, attendant le baiser devant la réveiller du sommeil éternel. Roger sentit même son cou s’avancer, son échine se plier, un instant il se prit pour ce prince charmant. Quelle merveille ! comme Ingrid avait été belle !

Comme il aurait voulu la connaître ! Mais il était arrivé trop tard, comme d’habitude, et n’avait eu que les restes que le temps lui avait laissés. Ses yeux restaient collés aux siens. Quelque part en lui, il formait un serment, il jurait quelque chose, mais il ne savait pas vraiment quoi et n’arrivait pas à détacher ses yeux de la déesse qu’il venait de découvrir. Il fut soudain perturbé dans ses rêveries par la voix de l’ancienne Ingrid :

– Je suis belle hein ?

Roger était interloqué. Des questions fusaient dans son cerveau, d’ordre médical, technique, mais la question qui le préoccupait le plus était cette question d’Ingrid : je suis belle hein ? Comment pouvait-elle considérer ce clone comme elle-même ? Ingrid avança vers son clone, lui prit la main droite, l’autre tomba froidement dans le Vitax®, éclaboussant la blouse blanche du Docteur Kaplan de grosses gouttes roses. Elle approcha ses lèvres du front du clone et le baisa longuement, puis déclama :

– Tu es la plus merveilleuse des créatures ! Tu incarnes l’essence de la beauté et de la féminité. Tous les hommes sont à tes pieds depuis l’éternité et pour toujours. Tu es mon seul et unique amour !

Ingrid redressa son front puis, tel un oiseau rapace, elle plongea sur sa proie, collant ses lèvres ardentes sur celles de la gisante, dans une plainte infinie à réveiller un cimetière, comme voulant affirmer une fois de plus, que seul l’amour de soi est celui qui compte. Comme cela tombe bien, car on est bien le seul à être là, à l’instant suprême. Le Docteur Kaplan se contentait de prendre le pouls du clone, indifférent à toutes ces émotions, comme savent si bien l’être les médecins. Quand il eut fini, il se dirigea vers l’autre lit et c’est là que Roger remarqua qu’il y avait une troisième Ingrid, identique à la précédente.

C’en était trop pour Roger, lui qui croyait que les organes étaient cultivés séparément. Tenir des êtres humains, même si c’étaient des clones, dans des bacs à Vitax® pendant des décennies pour attendre d’être dépecés, organe après organe et ainsi servir de catalogue de pièces détachées, quelle cruauté ! Il fallait être drôlement attaché à la vie. Roger regarda Ingrid, son Ingrid, et se dit que ce n’était pas la peine qu’on lui change le cœur, elle n’en avait pas.
Ingrid, comme si elle lisait à nouveau ses pensées lui dit :

– Ne t’inquiète pas, elles n’ont pas de cerveau !

Comme le visage de Roger, loin de se rassurer, prenait de plus en plus l’aspect de celui d’un spectateur de film d’horreur, elle rajouta d’un ton sec et exaspéré : – Elles n’ont jamais eu de cerveau. Seul l’hypothalamus a été autorisé à se former, pour assurer toutes les fonctions vitales, couvertes par les systèmes nerveux sympathique et parasympathique. Elles ont une matière cérébrale, mais elle ne s’est pas formée en cerveau. L’expression des gènes EMX2 et PAX6 a été modifiée, inhibée. Ce ne sont pas des êtres humains, même s’ils en ont l’aspect ! C’est ce moment que choisit la gisante pour soupirer.

– Cela aussi est l’œuvre du parasympathique, intervint le Docteur Kaplan, c’est la régulation du taux d’oxygène, plus exactement la vidange des alvéoles du gaz carbonique résiduel, ce ne sont pas des émotions Monsieur Wimmersen !

Et le Docteur Kaplan, emporté pas ses explications, ne se rendait même pas compte que Roger ne l’écoutait plus. Celui-ci avait obtenu la seule information qui comptait pour lui : que son Ingrid n’était pas un monstre ! et le reste des explications, il était à mille lieues de vouloir les comprendre.

– Et quand on pense que les premiers clones avaient un cerveau, comme elles souffraient les pauvres bêtes, jusqu’à ce que le professeur Sweed trouvât enfin le moyen d’inhiber la formation du cerveau ! continua Kaplan en se tournant vers Miss Barret : – À propos, comment va-t-elle ?

Miss Barret le fustigea du regard. Kaplan se tut aussitôt, regrettant sincèrement ses paroles, car Miss Barret était connue pour ses colères mémorables, quand on allait trop loin. Le problème était qu’elle était souvent la seule à savoir quand on allait trop loin. – Cela suffit Kaplan ! je ne vous paye pas deux millions de couronnes pour que vous racontiez à mon nouveau mari les frasques de feu son prédécesseur ! Kaplan qui, hors sa sacro-sainte médecine était un peu lent d’esprit, se mit à répéter incrédule :

– Ah, les frasques de feu votre mari !

Puis son regard tomba sur la poitrine de la gisante et c’est à ce moment qu’il reçut la gifle. Le docteur Kaplan s’agenouilla alors devant Miss Barret, et lui prenant les mains, il l’implora :

– Pardonnez-moi, Madame Sweed, je ne sais pas ce que je dis.

– C’est à moi de vous demander pardon Docteur, je n’aurai pas dû, relevez-vous Docteur. Oh ! excusez-moi !

– Ce n’est rien, Madame Sweed, c’est ma faute, je manque totalement de tact, allons-y ! Et ils partirent, bras dessus, bras dessous, comme de vieux amis, laissant Roger les suivre sans se soucier de lui.

*

Ils dînèrent dans leur chambre, à l’abri des regards, comme Ingrid l’avait souhaité. Elle était grave. Les statistiques pour ce genre d’opération étaient pourtant bonnes. On parlait de moins de cinq pour cent d’échec, d’échec et mat bien sûr. Pour Roger, l’optimiste, cinq pour cent étaient négligeables, c’était une affaire qui tournait, mais pour Ingrid, cinq pour cent étaient énormes, et comment lui en vouloir ? Combien de fois était-elle rentrée trempée, se fiant aux prévisions qui annonçaient quinze pour cent de probabilité qu’il pleuve ? Ingrid ne croyait pas aux statistiques, elle ne croyait qu’à la chance. Et la chance se foutait de la statistique.

Ingrid cherchait en elle-même le succès de l’opération, elle se visualisait à son réveil : se levant deux heures après l’opération. C’était la prière moderne. Elle était calme, mais grave également, comme si elle était aussi prête à vivre qu’à mourir. Elle regardait autour d’elle, comme si elle portait un dernier regard sur la vie, sur le feu qui dansait dans la cheminée, sur la mer qu’on voyait au loin, avec cette herbe verte qui s’étendait jusqu’à la crête des falaises, sur ces moutons qui y paissaient et sur Roger qui regardait ses mains.

Roger, qui aurait bien voulu la questionner sur la personne qu’avait mentionnée le Docteur Kaplan et qui lui avait valu une gifle, avait retardé la question pour finir par imaginer qui elle était, et s’en contenter. Il se représentait que cette personne était un des premiers clones d’Ingrid, avant que le Docteur Sweed ne découvre le moyen d’empêcher le cerveau de se développer. Il s’imagina que le Docteur avait été obligé de s’occuper de ce clone, qu’il avait compris qu’il ne pouvait ni le tenir en captivité ni le tuer et qu’il l’avait confié à une nourrice, puis à des parents adoptifs.

Ingrid s’était levée et s’était approchée du feu. Accroupie devant la cheminée, elle se laissait hypnotiser par la danse des flammes. Et là, Roger ne savait plus quelle suite donner, le clone avait grandi dans un village et servait dans quelque brasserie ou bien il avait étudié et était médecin. Peut-être travaillait-il à la Clinique Transgénique de Braunfels ? Il souriait à l’idée que demain, l’assistant du docteur Kaplan soit ce clone. Un clone transplantant le cœur de son double dans un triple.

Ingrid s’était à présent redressée et dansait les yeux fermés, la poitrine en avant comme si elle la montrait à une foule d’admirateurs. Puis tout à coup, une idée sombre tarauda l’esprit de Roger, celle-ci avait envahi son cerveau pour devenir une intuition et, de seconde en seconde, cette intuition devenait une horrible certitude : et si le Docteur Sweed avait… Il reprit sa phrase intérieure : Et si le Docteur Sweed et ce clone avaient eu une liaison. S’il s’était épris d’elle, identique à Ingrid, mais 30 ans plus jeune ? Si elle avait cédé à son charme de protecteur et de géniteur. Un inceste génétique ?

Roger écarta ces pensées, les attribuant à son imagination qu’il savait vagabonde, pour poser son regard sur Ingrid. Elle dansait maintenant avec les flammes et Roger admirait son calme fier. Son regard lui rappelait celui des condamnés qui montent à l’échafaud, comme dans certains films, toisant la foule et le bourreau d’un regard hautain, à moins que derrière cette fierté, ne se cache un tout autre désir, celui de ceux qui ont trop vécu et trop souffert, et précisément pour cette raison, n’éprouvent plus de peur.

– Ne vous inquiétez pas ! avait dit Kaplan en lui serrant la main, une opération de routine, dans quatre heures elle sera réveillée, avec un nouveau réacteur. Vous avez intérêt à vous reposer d’ici là ! avait-il rajouté dans un sourire narquois, ma secrétaire vous appellera ! Roger avait baisé Ingrid sur le front, sur le seul endroit de son visage non couvert par masque, tuyaux et autres instruments. Il l’avait vue sourire une dernière fois quand son lit robot fut emporté derrière les battants de la salle d’opération.

C’était l’hiver, au Moyen Âge, la neige recouvrait la place du marché. C’était beau comme une toile de Bruegel, sauf que dans la neige, il y avait des taches rouges comme le sang. Il les avait suivies du regard et elles l’avaient mené à une table de bois, derrière laquelle se tenait un bourreau vêtu d’un tablier de cuir.
Il tenait une hache à la main et regardait Roger fixement. Des gens attendaient avec leurs animaux blessés. Le prochain était un chien qui avait reçu, Dieu sait par quelle cruauté du destin, un coup d’un objet tranchant qui lui avait ouvert les entrailles.
Il était sur le flanc, dans la neige et jappait. Et le bourreau les soulageait, les uns après les autres de leur souffrance. Celui qui gisait sur le billot était un bœuf. Roger ne voyait que son énorme tête. Elle avait été dépecée et avait la teinte sombre de la viande faisandée. Le bœuf regardait Roger de son œil triste et résigné, quand le bourreau frappa.
Le coup ne suffit pas, la tête se tourna sur le côté, mais le bœuf continua de regarder Roger. Il restait encore un lambeau de chair qui unissait la tête au tronc, un lambeau dans les vertèbres, là où passent les nerfs. Et le bœuf attendait dans un dernier mouvement de ses paupières le coup de grâce qui sectionnerait ses nerfs, pour ne plus souffrir, pour enfin dormir.

C’est le téléphone qui réveilla Roger. Il le laissa sonner, toujours transi par l’horreur de son cauchemar. Il regarda la pendule. Comme il avait dormi longtemps ! il était vingt-trois heures. Tout d’abord, il crut qu’ils avaient eu du retard, pour cause d’une autre opération, qui s’était compliquée et avait perduré. Plus il s’approchait du téléphone, plus il appréhendait que l’opération qui s’était compliquée ne fût pas la précédente, mais la courante. Le bœuf faisandé lui revenait au visage. Il n’osait pas décrocher. Sa main tremblait, son corps frissonnait. Il attendit que la sonnerie s’arrêtât, mais elle ne s’arrêtait pas. Elle devenait plus forte, elle lui sciait la nuque, lui déboîtait les épaules. Enfin il décrocha et une petite voix, mal à l’aise annonça :

– Monsieur Wimmersen ?

Il sentit sa gorge se nouer. Il émit un son qui aurait voulu être un « oui », mais qui n’était qu’un gargouillis inintelligible de bête qu’on abat.

– Je suis désolé… dit la standardiste.

Il ne la laissa pas finir, il hurla :

– Désolé de quoi, qu’il y ait eu du retard ?

– Non ! Monsieur Wimmersen, il n’y a pas eu de retard ! L’opération s’est très bien passée, Monsieur Wimmersen…

Il allait fondre en larmes de joie, « l’opération s’est très bien passée ! », quand les mots qui suivirent le pétrifièrent …