Les Productions de l'Imposture

Extrait du Double de l'Agent :

Le Double de l’Agent

© Yves Bernas, 2020

I

Le bord du vide, ça n’existe pas ! C’est une invention des poètes. Les ingénieurs n’en parlent pas. Ce dont ils parlent, c’est de la nature qui n’aime pas le vide, exactement comme eux n’aiment pas la nature. C’est peut-être eux le vide. Autrement, ils ne parlent jamais de la nature, ils laissent cela aux poètes. Souvent, ils préfèrent la détruire avec leurs objets d’acier, de béton, de silicium ou de plastique.

D’ailleurs les poètes et les ingénieurs, ce sont deux races différentes et elles ne s’aiment pas. Leurs membres se méprisent, se jalousent, se haïssent, parce qu’au fond, ils s’admirent et s’idolâtrent. Ce qu’ils haïssent, c’est qu’ils ne sont pas devenus des membres de l’autre race. Au fond ils se haïssent eux-mêmes de ne pas avoir eu le courage d’être autre chose que ce qu’ils sont. La vieille même histoire, un produit supplémentaire de la société de consommation :

« Pas une seule vie, plusieurs ! » crierait l’affiche publicitaire, sur le talus, près de la voie ferrée qui mènerait ailleurs, là où les clochards boivent ensemble leur vinasse à trouer des bâches de camions. Comme s’ils n’en avaient pas assez de leur vie pour en vouloir plusieurs !

Royd regardait l’eau couler sous le pont. Selon les statistiques, un homme sur deux n’emprunterait pas de pont s’il pouvait l’éviter et parmi ceux qui le feraient, un sur trois s’arrêterait pour regarder l’eau couler, et sur ceux qui regarderaient l’eau couler, un sur quatre contemplerait l’idée de se jeter à l’eau et sur ceux qui en contempleraient l’idée, un sur cinq songerait au suicide et parmi ceux-là, un sur six y songerait sérieusement et sur ceux qui y songeraient sérieusement, un sur sept se jetterait à l’eau et sur ceux qui s’y seraient jetés, un sur huit y serait mort noyé et sur ceux qui y seraient morts noyés, un sur neuf le regretterait et sur ceux qui le regretteraient, un sur dix serait prêt à recommencer. Royd ne songeait pas vraiment au suicide, mais l’idée d’en finir le séduisait. S’il pensait au suicide, ce n’était pas comme un adieu dramatique et vengeur ou un geste désespéré. Non, c’était plus comme un effacement gratuit, une pirouette gracieuse, comme quand on quitte une soirée, seul en faisant mine de baiser la main de la maîtresse de maison : « C’était très bien, je vous remercie, je dois nous quitter ! » Et si le « nous » interpellait la maîtresse de maison, il n’en tiendrait pas compte et s’éclipserait en la regardant sans mot dire. Royd aspirait à ce repos éternel. Il s’imaginait la mort comme un état de conscience pure. Il s’imaginait que mort, on restait un esprit et qu’on allait se promener de droite à gauche et de temps en temps, même si l’intervalle séparant les deux temps pouvait comprendre des siècles.

Il l’avait déjà fait. Il avait déjà fait des rêves de sa mort, où il était un pur esprit. Une fois, c’était dans un caveau d’une quelconque personnalité historique, caveau de pierre claire et légèrement teintée de rose, disposé sous un toit rond ensoleillé, situé au fond de ce qui ressemblait à un puits, sans en avoir la profondeur. Et ce « puits » était un petit monument public dans un village du sud de l’Artance. Tous les jours, il avait entendu les rires des enfants du village et les commentaires des touristes, qui étaient montés là, suivant l’avis de quelque guide.

Un jour, il était sorti de son caveau, se faufilant le long des interstices, entre la dalle et les montants. Il était parti comme l’esprit qu’il était. Il avait pris un train qui s’appelait le Mistral, logé sur le bord d’un chapeau gris et ce train l’avait emmené à Vingtmille. Royd était alors l’esprit de Don Bermin, un moine du seizième siècle, juste le temps d’un rêve alors qu’il n’avait jamais été moine. Royd regarda à nouveau l’eau. Il s’imaginait tomber avec une lourde pierre au cou. Au début, le fait de descendre au fond l’amuserait certainement. C’était quelque chose qu’il n’avait jamais fait. Il atteindrait le fond et avec un peu de chance, il y verrait les squelettes de tous ses prédécesseurs, dont les chairs auraient été dévorées par quelque monstre sous-marin ou gros poissons, des squelettes qui se seraient assis sur la pierre qui les avaient coulés jusque-là, la corde au cou, pensifs sur leur vie passée, comme des penseurs de Rodin au fond de l’eau.

Puis, il aurait senti l’angoisse monter, engendrée par le besoin d’oxygène, et dans un réflexe fatal, peut-être trois minutes après avoir touché le fond, elle lui aurait fait respirer l’eau goulûment et désespérément comme s’il était un poisson. Mais il n’était plus un poisson et cela depuis des millénaires, même si son cerveau reptilien y croyait encore. Il se débattrait encore quelques secondes, affolé, remuant dans tous les sens dans une danse sous-marine qui ne pouvait que mal finir, sous l’œil sans doute intéressé des vrais poissons et des penseurs. À moins que dans un autre réflexe bien plus approprié, il ne coupe la corde avec son couteau suisse qu’il avait toujours sur lui, et ne remonte penaud ou railleur à la surface du fleuve.

Remonter, l’idée de remonter de la mort le fit penser à un autre rêve : Il se souvenait d’avoir « vécu » de longues années sous une grande pierre rectangulaire et noire, légèrement luisante comme si elle avait été huilée, bien que le passage des doigts qu’il n’avait plus, ne lui avait signalé aucune huile sur sa surface. Elle avait environ trois pieds de haut et une base de douze pieds sur seize et était posée depuis des siècles au ré de jardin en marbre gris d’une bâtisse qui devait être un musée.

Une nuit, il avait quitté cette pierre, découvrant qu’il le pouvait, qu’il pouvait se faufiler, se glisser dans les fentes de la roche, en longer les parois et traverser la matière en y cherchant ses vides dont elle avait horreur. Il était ainsi monté des fondations jusqu’au dernier étage, pour rejoindre une jeune fille dans sa chambre de bonne, qui n’était jamais là et qu’il n’avait jamais vue. Il se souvint avoir été particulièrement heureux d’avoir découvert cette liberté de monter à l’intérieur des murs. Il ne savait pas combien de temps ce genre de voyage prenait, des mois, des années, des siècles. Il savait qu’il avait continué son périple à travers le bâtiment, en rampant dans l’épaisseur du plancher du dernier étage, qu’il s’était retrouvé au-dessus de la grande porte d’entrée de cette construction qui, au moment où il émergeait de ses pierres, avait pris l’aspect d’un château fort médiéval. Il avait regardé tout en bas et avait vu le jeune seigneur et sa dame rentrer. Il était alors descendu le long de la muraille pour rentrer avec eux, mais le portail s’était refermé sur lui.

Royd semblait savoir qu’on était un pur esprit avant sa naissance et le redevenait après sa mort. Il semblait même en savoir plus, que l’état de mort était agréable, car on devenait toujours ce que l’on pénétrait : de la pierre, du bois ou de la chair. Et c’est là qu’il avait compris que les objets étaient vivants eux aussi. Il avait senti l’eau froide et l’air glacé sans avoir froid, les rayons de soleil sans se brûler. Il était tellement convaincu d’avoir été un pur esprit qu’il ne s’identifiait qu’à son esprit et considérait son corps comme un étranger. Il ne s’identifiait ni à son corps ni à son visage, à l’opposé de ses semblables qui passaient tant de temps à s’observer dans le miroir, hommes ou femmes. Royd regardait son corps pour ce qu’il était, et n’avait pas réussi ou voulu développer une quelconque relation particulière avec lui. Il s’en méfiait, car il savait qu’il allait le quitter.

Alors que la plupart de ses congénères voyaient la mort comme un drame, lui il voyait plutôt la vie comme un drame, comme un enchaînement de mauvais moments à passer, chacun devenant caduc, alternant la souffrance aux petits plaisirs et joies, dans cette continuité de l’absurde, que l’inintelligibilité rendait encore plus intolérable. Le « sens de la vie » le plus intelligent qu’il lui avait été donné de lire était de tout faire pour mourir heureux. Quel désaveu de la vie ! Royd fut interrompu dans ses rêveries par un homme au chapeau mou portant des pantalons un peu trop courts, tirés vers le haut par des bretelles rouges. Il avait marmonné quelque chose et ses yeux plissés jetaient un regard sur Royd qui lui brûlait les joues. Royd ne connaissait pas cet homme, mais il croyait le reconnaître. Il pensa à l’ancien jardinier de son père. Celui-ci marmonna à nouveau quelque chose et cette fois-ci, Royd comprit :

– Ne regardez pas l’eau si longtemps, vous allez y tomber !

L’homme ne rajouta rien, il fit simplement demi-tour. Royd le regarda s’éloigner sur le pont, vers les grandes murailles grises des SSS : les Services Secrets Spéciaux. Elles se dressaient devant lui, dominant le fleuve, pour espionner la ville et le pays tout entier de ses innombrables fenêtres tantôt noires, tantôt réfléchissant la lumière aveuglante du soleil, tels mille yeux brillants.

Royd se souvint : l’homme était un collègue de son père, il était parfois venu à la maison quand Royd était petit. Il se souvint que l’homme avait souvent voulu le prendre sur ses genoux et qu’il n’aimait pas ça, car il sentait le vin et qu’il riait très fort, d’un rare gras et forcé de caporal qui veut se faire plus gros que l’officier. Puis, l’homme n’était plus venu à la maison, plus jamais.

Le père de Royd travaillait aux SSS. Il en était un haut fonctionnaire, assez fortement gradé, du genre lieutenant-colonel. Il y travaillait depuis que Royd était petit. À l’école, quand on lui demandait ce que faisait son père, il devait répondre : Officier ! Et si on lui demandait où il travaillait, il répondait, à l’Office ! Cela suffisait la plupart du temps. Mais il y avait les mauvaises langues, celles qui léchaient toujours la vérité d’un peu trop près et elles parlaient derrière son dos : « Le père de Royd, c’est un flic ! »

C’est ainsi que Royd, qui n’avait jamais entendu le mot « flic », découvrit pour la première fois le sentiment de honte. C’étaient les regards que ses camarades lui jetaient quand ils prononçaient ce mot, qui faisaient naître en lui cette émotion nouvelle et désagréable, ce regard méprisant et hautain que certains accompagnaient d’un crachat comme pour bien sceller l’injure dans le petit corps de Royd, lui qui ne savait même pas ce qu’était un flic. Mais cela devait être quelque chose de bien méchant, car sa gorge se serrait et il arrivait à peine à retenir ses larmes.

Il n’osait en parler à personne et comme il ne savait pas encore lire, il ne pouvait même pas consulter le dictionnaire paternel. C’est ainsi qu’il découvrit pour la première fois la honte. Du jour au lendemain, il était devenu mauvais, coupable d’être un fils de flic, condamné sans connaître sa faute à bien connaître sa peine, jour après jour, supportant le mépris et la haine souvent silencieuse des autres enfants et déjà si terrifié à l’idée d’apprendre ce que c’était qu’un flic, qu’il n’osait demander à personne ni à sa mère ni à son père.

Il endurait la douleur qui se gravait chaque jour dans ses entrailles, pourrissant la spontanéité de ses gestes par une camisole de silence, car les victimes ne doivent jamais se plaindre. Un jour, il y eut d’autres langues plus flatteuses qui devaient lécher d’autres vérités, car le bruit se répandit que le père de Royd était ministre. C’est là que Royd reprit du poil de la bête et de l’assurance. C’est ainsi qu’un soir il prit son courage à deux mains et demanda à son père si c’était vrai qu’il était flic. La réponse fut vive et brève et laissa, en dehors d’une marque rouge sur sa joue gauche, une profonde blessure dans son âme. C’était la première fois que son père le battait.

C’était peu de temps après que Royd fut conduit à l’école par le chauffeur de son papa, dans la grande Beaugency noire. Son papa était assis à l’arrière avec son chapeau mou, comme celui de l’homme sur le pont. Et le chauffeur de son papa, il portait lui aussi un chapeau mou et tout cela devait faire une sacrée impression, sauf que Royd n’était pas dupe : le chauffeur de son papa, il ne devait pas être très intelligent, car il l’avait surpris à essayer d’enfoncer des punaises dans la vitre de la Beaugency alors que Royd, qui n’avait que six ans, savait déjà qu’on ne pouvait pas enfoncer de punaises dans du verre.

Donc, le papa de Royd était devenu ministre, ministre de la Sécurité. Et déjà les regards avaient changé, du mépris, ils étaient passés à l’admiration. La haine s’était transformée en veulerie et les sourires hautains s’étaient teintés d’envie. Royd avait pour la première fois découvert le sentiment de puissance, celui d’être un enfant à part, privilégié, appartenant à une autre caste. Il goûta pour la première fois un plaisir étrange, celui de sentir la crainte chez ses petits camarades, comme s’il était devenu prince, le prince de l’école que des hommes aux chapeaux mous qui ne pouvaient être que ses gardes du corps amenaient chaque matin et ramenaient chaque soir dans un carrosse rutilant.

On commençait à courtiser Royd, et ce baume empoisonné qui succédait de si près à cette blessure que fut l’expérience du mépris lui fut fatal : elle avait mélangé la souffrance et le plaisir ! Il lui était désormais impossible de les distinguer, car un double mécanisme pervers s’était installé dans les méandres de son cerveau, le premier : que la souffrance précédait et promettait le plaisir et le second : que la puissance était la seule protection efficace contre la souffrance. Mais il n’y avait qu’une seule souffrance contre laquelle la puissance était impuissante, c’était l’exclusion, la solitude, le fait de n’appartenir à aucun groupe, de ne pas arriver à se fondre dans une communauté pour en sentir la protection, bref d’être différent, et cela pour toujours.

Son père, Roman Vciegdadoumat était d’origine russe polonaise. Il avait envisagé la carrière de rabbin, mais lorsqu’il avait demandé si de croire en Dieu y était une condition nécessaire, il fut mis immédiatement un terme à son projet. C’est pendant la guerre qu’il était rentré dans le renseignement. La mère de Royd était une réfugiée tchécoslovaque qui avait réussi à s’enfuir, cachée sous une banquette de train. Elle était persuadée de parler français sans accent. À la maison, on retournait tous les mots dans tous les sens comme s’ils étaient rares et chers et pourtant, il y en avait des mots sur la table de la cuisine ou du salon, collés aux murs et cachés dans les bibliothèques. D’ailleurs Royd avait vite remarqué que beaucoup de ces mots, personne ne les connaissait à l’école et que réciproquement, certains mots de l‘école étaient inconnus de la maison. Il hésitait souvent à les employer. Jusqu’au jour où, il sépara sa langue maternelle en deux et qu’elle devint fourchue, comme son esprit, la langue de l’école avec ses mots simples sur la partie droite, et la langue plus complexe de la maison sur la partie gauche. Et c’est ce va-et-vient permanent, sans limousine, sans chauffeur et sans chapeau mou qui lui avait valu d’être traité de rêveur pendant toute son enfance ainsi que le reproche permanent de poser trop de questions. Et à l’âge adulte, quand il se fait traiter de rêveur, il hurle ! il hurle la souffrance accumulée de son enfance. Il avait sans doute assez d’aplomb pour oser penser différemment de ses petits camarades et de la plupart des adultes, pour qu’il leur semble menaçant et qu’ils éprouvent le besoin constant de l’agresser et le remettre à cet endroit connu d’eux seuls qu’ils appelaient sa place.

Royd savait que seule cette aura de puissance, que lui conférait le prestige mythique de son père, le protégeait de leur agression. Il le savait et lui en voulait doublement de l’avoir rendu si différent et de ne devoir sa survie qu’à lui. Il était ainsi son produit et son objet, simultanément mis en danger et protégé par lui, comme s’il avait été son jouet et la prolongation de son ego. Il était intelligent et sensible, mais si différent, si atrocement seul et persécuté par la bêtise, que le monstre du Docteur Frankenstein n’avait rien à lui envier. Royd cessa de regarder l’eau. D’un mouvement sec, presque violent à son cou, il fit un quart de tour et se retrouva les jambes fléchies et écartées, comme un homme en position de combat, face à des ennemis invisibles. Son regard était maintenant dans l’axe du pont de la Perspective et pointait droit vers les bâtiments des SSS et ses mille lucarnes, les yeux plissés, défiant leur multitude. On aurait dit qu’il avait pris une résolution, mais en fait une résolution s’était emparée de lui, car Royd ne s’appartenait pas. Ses actions étaient des extraits d’une pièce sans trame ni auteur, car il refusait d’avoir une histoire et identité, de prendre parti pour quelque cause, car il considérait que c’était lâche de ne pas regarder en face le vide qui nous attendait.

Et à cet instant, il quitta sa position de karatéka, pour s’avancer en direction des SSS, suivant l’homme dont le chapeau était asymétriquement modelé comme sa bouche et qui le précédait de quelques centaines de coudées. Le nom de l’homme lui revint, comme un code de carte bancaire après avoir essayé trois fois : El Gauncho ! Royd avançait d’un pas rapide. Il voulait le dépasser bien avant la fin du pont et espérait gagner assez d’avance pour que celui-ci ne le voie pas entrer aux SSS. El Gauncho ralentit le pas. Arrivé à sa hauteur, Royd hésita à le dépasser. Un instinct animal lui faisait présager quelque chose de désagréable. El Gauncho s’arrêta, se tourna vers lui et sans se presser marmonna en Espagnol :

– El doble non es el verdadero doble !

Puis il ricana, heureux de son mystère, regardant Royd passer, mâchonnant son éternel cigare invisible. Royd eut peur. El Gauncho avait toujours su lui faire peur. Il se souvenait des histoires qu’il lui avait racontées gamin. Mais cette fois-ci, l’histoire n’était pas de la fiction, l’homme au visage mou se mit à mâcher ses mots d’un air moqueur :

– El doble tirará el simple en el fondo del agua !

Si Royd en comprenait les mots, il n’en comprenait pas le sens, mais il sentait qu’ils étaient importants, pire, qu’ils étaient vrais.

II

Il ne rencontra pas son père aux SSS, il n’eut pas à parcourir le couloir glauque affublé de néons fatigués, ni à supporter le regard bourru du gardien, ni les fouilles trop anatomiques du SAS, le Service d’Application Sécuritaire : son père sortait du SSS, il se dirigeait vers le pont, puis s’arrêta. Royd avançait à sa rencontre. Il n’était pas arrivé, malgré ses 40 ans à s’affranchir de son autorité. Le petit Royd tremblait encore devant lui, alors qu’il était plus grand et plus fort que lui. Même sa rhétorique était plus raffinée que la sienne. Mais son père avait installé son ascendant sur lui depuis que Royd était Royd et rien ne pouvait le déloger de la cervelle de l’enfant qu’il demeurait.

Royd aurait aimé que son père marche à sa rencontre, mais il devait continuer à marcher et son père rester immobile. Royd était transpercé par son regard. Son père voyait tout : son état d’âme, ses nuits d’errance et de débauche, ses beuveries, ses crépuscules de désespoir et ses aurores de doutes, ses innombrables journées de mépris de lui-même, sa solitude, sa timidité et son échec.
Royd avançait toujours sur le pont. Il regardait l’eau à nouveau, là, en bas, comme il aimerait y faire un petit plongeon ! juste pour se rafraichir parmi les penseurs et les poissons. Son regard se centra à nouveau sur cette silhouette au chapeau gris et mou, au bout du pont, affublée d’un pardessus gris, ces yeux qui le brûlaient, qui le subjuguaient, même à six cents coudées. Il sentait son corps commencer à trembler en cachette, son cœur qui allait s’emballer en proie à la peur, l’amour, la colère ou la haine ? Que voulait encore son père ? Ne lui avait-il pas déjà dérobé son identité ? pour accroître la sienne ? Ne lui avait-il pas tordu le cou pour projeter ses propres souffrances sur celles qu’il infligeait à celui qu’il ne voulait à aucun prix être : un monstre émotif contradictoire, non abouti qui se tord de douleur sa vie durant ?

N’en faut-il pas un dans toutes les familles ? un contre-exemple, un déversoir, un vide-ordures, un qu’on va mener à l’échafaud chaque nuit, le trimbalant dans la ville sous les regards des habitants, où chaque maison est habitée par la même famille, la sienne. Les malades font se sentir les autres bien portants, n’est-ce pas leur rôle ?
Et l’homme qui avait fait de lui un handicapé du cœur en ne l’ayant frappé qu’une seule fois, se tenait à cinq cents coudées de lui, ses habitudes de patriarche l’empêchaient de s’engager sur le pont. La colère envahit le corps de Royd : au fond de l’eau avec lui, qui mourrait le premier ? Il n’entendait plus rien, les branches des arbres ne bougeaient plus, il avançait vers son père et quand il fut à quelques pas de lui, celui-ci ouvrit les bras et Royd s’y jeta comme l’enfant de cinq ans qu’il avait été, traversant le salon en courant quand son père rentrait enfin du travail.
Ils rentrèrent dans Le Caveau, lui devant, son père derrière. Royd avait horreur de son inéluctable main sur son épaule. Ils descendirent les marches de pierre, soigneusement usées au centre selon la courbe de Gauss, comme il l’avait appris à l’école. Royd baissa la tête pour ne pas se cogner dans l’alcôve. Ils se retrouvèrent dans l’entrée, en sous-bas de la rue, au niveau des deux salles, l’une à droite et l’autre à gauche. Toujours le même dilemme : laquelle choisir ? La Vierge Marie les regardait, entourée de poissons à travers les barreaux couverts d’algues.
Le Caveau était l’archétype du restaurant qui convenait au père de Royd : des murs et un sol en pierre taillée, des tables en bois assemblées dans la tradition, sans élément métallique. Combien de fois Royd avait-il entendu son père s’en réjouir ? Comme si le mélange de fer et de bois avait quelque chose de tabou ! Des idées, des mots tout ça ! s’était souvent dit Royd, convaincu que son père gardait un pied dans la tradition et l’autre dans la modernité en vue d’acquérir l’équilibre nécessaire pour ne pas être chahuté par le changement. Les SSS ne transmettaient pas leurs renseignements par des ronds de fumée dans le ciel d’Arousie. Dans ce Caveau, douze pieds sous terre, on y buvait des meilleurs vins et y mangeait des meilleures viandes. Le restaurateur, un homme petit et rond, répondant du nom de Grüter, s’avança à leur rencontre. Il salua le père de Royd et glissa un sourire muet devant le visage du fils comme si ce dernier avait été un gigolo ! Jamais il ne lui avait jamais directement adressé la parole. Royd se glissa honteux dans la salle de droite qu’indiquait Grüter de sa grande main molle. Royd, qui titubait devant son père, comme si celui-ci l’avait poussé d’une main invisible, se mit à trébucher, avant de heurter son crâne contre la voûte de la porte.

– Le fiston a encore grandi Monsieur Roman ! s’empressa de commenter Grüter. Il tira la chaise de Royd pour qu’il s’y asseye et le fiston voyait dans le regard licencieux du maître d’hôtel une complicité avec son père qui le mettait mal à l’aise. Celui-ci déclara, ouvrant la carte :

– Prends ce que tu veux Royd, c’est moi qui régale !

Mais Royd savait bien que ce qui se cachait derrière cette incitation signifiait: « Prends le moins cher, c’est assez bon pour le prix ! » Non que son père n’ait pas eu les moyens d’opter pour une version plus luxueuse du déjeuner, mais il obéissait plutôt à un principe d’austérité qu’il avait suivi toute sa vie, sauf quand il avait décidé d’être dépensier, décision qu’il prenait aussi avec parcimonie.
Royd se cachait derrière l’énorme carte à deux volets. Malgré son âge, il arrivait à lire de très près les énormes lettres des plats les plus divers qui bondissaient vers ses pupilles. Coq au vin, souri d’agneau, bœuf Stroganoff ! Il ne lisait pas, il avait honte d’être fils. il ne savait pas pourquoi. Son père l’avait plus souvent couvert de cadeaux que de caresses. Royd le regardait comme s’il était un étranger, un animal d’une autre race. Souvent, comme beaucoup d’enfants, il s’était demandé s’il n’était pas un enfant adopté.
Soudain, il s’interrogea: pourquoi était-il tout à coup si petit? Pourquoi ses jambes se balançaient-elles sous la chaise sans toucher le sol ? Pourquoi, du haut de ses 40 ans, il n’était toujours qu’un enfant, incapable, impotent et ridicule ? Il naviguait parmi des lettres énormes du menu. Combien de temps pourrait-il encore se cacher, se cacher de quoi ? Il se leva d’un coup, balbutia un « excuse-moi » à son paternel encore plus impatient de devoir attendre le retour de son fils pour passer la commande.
Royd détala. Pourquoi était-il toujours envahi par la honte quand il voyait son père ? comme s’il avait commis un crime ? Cette douleur qui traversait son âme comme un clou gigantesque et le plaquait au sol, en proie à toutes les moqueries, d’où venait-elle ? se demandait Royd, palpant, scrutant, déformant son visage dans le miroir. Quel démon l’habitait ? Et Royd cherchait pour la millième fois à percer le secret de la difformité de son esprit. Pauvre Royd, qui essayait de comprendre son destin ! Qu’avait fait son père ? Des images de long couloir menant de la salle à manger au garage aménagé en chambre, bambin, le corps réduit sous l’aisselle de son père, hurlant, le passage dans la salle des chaussures où il cirait les chaussures du père selon ses minutieuses instructions, entre terreur et admiration qu’il prenait toutes deux pour de l’amour. Et Royd se triturait le visage. Parlait-il tout seul ? Et maintenant le masque diabolique dans le miroir se moquait de lui. Oh ! pauvre Royd, cela n’allait pas très bien. Il s’aspergeait le visage des larmes froides de la nature, comme le font les hommes ivres pour dessoûler. Mais rien n’y faisait. La honte le rongeait, le grignotait, l’usait. Une honte inexplicable et confuse, qui lui faisait cogner le front contre la glace froide. De quel viol s’agissait-il ? Royd avait peur des gens autant qu’il avait besoin d’eux et s’arrangeait toujours pour créer une légère tension, faite de moquerie ou d’ironie pour être sûr qu’ils ne s’approchent pas trop, tant la peur le saisissait. Ainsi il restait seul, n’arrivait à soutenir aucun regard, à ne sentir aucune haleine ni supporter aucun sourire, il grimaçait simplement, gêné.

Et son père qui n’avait pas arrêté de lui dire pendant toute son enfance : « Regarde les gens droit dans les yeux ! » Ce précepte était devenu une hantise. Il avait toujours trouvé que c’était une indiscrétion et témoignait de voyeurisme que de regarder dans le fond de l’âme des gens pour y découvrir leur monde et leur désespoir, leur peur et leur lâcheté. On avait le droit de se cacher !
Jusqu’au jour où, bien des années plus tard, il avait enfin compris. Ce jeu des regards n’était qu’une joute : il y avait le regard d’acier, comme il y avait le bras de fer. Et maintenant Royd se regardait droit dans les yeux, lui, la seule personne qu’il arrivait à regarder droit dans les yeux. Et son image le rassurait. Il portait sur lui-même un regard bienveillant qui le calmait. Ce qui le rassurait, c’était qu’il n’avait pas l’air de ce qu’il imaginait que les autres voyaient en lui. Il n’avait pas l’air d’un homme perdu, désemparé, hésitant, sans volonté ni désir.

*

Ce n’était plus son visage qu’il voyait maintenant dans le cadre, c’était celui de son père, qui le regardait droit dans les yeux et qui annonçait :

–  Fiston ! J’ai quelque chose d’important à te dire !

La gorge de Royd se serra, les choses importantes, ça n’était pas drôle. Son regard se fixa sur le journal que son père avait posé près de sa serviette, le titre l’interpellait : « Nouvelles explosions mystérieuses ! Une treizième villa explose dans le centre de Bagdad sans qu’on n’en connaisse l’origine ! », puis il vagabonda du tableau de Brayer à l’horloge, de l’horloge au Brayer, en passant par les fentes incisées dans le mur tels des fils tissés par l’araignée du temps, qui laisse partout ses toiles. Que voulait son père ? parler d’argent, de santé, d’héritage, de la famille ? La gorge de Royd continuait de le serrer, son cœur commençait à gravir la côte tout seul, palpitant sur le gravier. Quoi ? qu’est-ce qu’il y a encore ? aurait-il voulu balbutier, apeuré. Son père poursuivit :

–  Fiston, je suis en danger de mort !

C’était comme s’il venait de recevoir une boule de neige en pleine poire. La neige accrochée au coin de son nez et de ses joues coulait. Sa langue la léchait d’un coup distrait entre deux regards inquiets, entre un halètement et cent battements de cœur. Son regard qui paniquait se calma et obéit à la devise : « Droit dans les yeux. » Son père continua : –  Je ne peux pas t’en dire les raisons: Secret, Secret Défense, Secret OTAN, Confidentiel Défense et Confidentiel OTAN !
Ils se regardèrent droit dans les yeux et tout à coup la neige prit un parfum de vanille, elle devint douce : son père avait enfin des ennuis pour sa couverture d’un trafic d’armes commandité par l’État. Son père, dont la seule erreur aux yeux de son fils, était d’avoir trop bien réussi, le décourageant ainsi de la poursuite de toute ambition dès son berceau, son père avait enfin des ennuis ! Une légère satisfaction suintait de son cerveau torturé pour se loger dans ses commissures, imprimant un rictus qu’il avait du mal à réprimer. Puis l’idée que son père puisse disparaître effaça ce rictus naissant comme un coup de serpillière. Des larmes lui venaient, pauvre Royd !

– On veut m’assassiner ! continua son père.

Royd regardait son visage et celui-ci perdit ses couleurs. Il devint un portrait noir et blanc de la première page du journal : Le Futur avec en sous-titre : « Roman Vciegdadoumat, directeur adjoint des SSS assassiné ! » Puis, la photo dans le journal se mit à sourire et à parler :

– Mais comme mesure de protection, j’aurai un double ! C’est ce que je voulais te dire fiston. Maintenant tu auras deux pères, un vrai est un faux ! Et même si le faux ressemble plus au vrai que le vrai lui-même, ne les confonds pas !

Tout fusait dans tous les sens dans la tête de Royd. Il en avait déjà assez d’un père, mais deux ! Il s’enquit :

–  C’est une blague ?

Son père répondit :

–  Ce n’est pas une blague fiston !

Un instant il eut envie de se chercher lui-même un double pour l’envoyer à sa place à ces repas paternels. Son père reprit :

–  Je ne suis pas ministre, mais presque, tu te rappelles le contrat que MATRASSE a signé avec l’Irak, les MALPEFRAN ? Les Missiles À Longue Portée Et Faible Rayon d’Action Nucléaire et bien, c’est mille fois plus puissant, ce qui n’est pas du goût de tout le monde.

–  Une mégabombe TSAR ?

–  Si tu veux. Je ne peux pas te le dire, en tout cas, il y en a qui veulent me faire payer le prix fort pour ça.

– L’Iran ?

– Non pas l’Iran enfin oui, un groupe assez puissant fait d’anciens militaires et d’agents secrets fidèles au président précédent. Walnumtaqimum : Les Vengeurs de la Révolution, ils veulent ma peau !

Royd recula dans sa chaise et s’exclama :

–  Mais c’est absurde, toi tu n’y es pour rien, tu es juste le négociateur ! Si ce n’était pas toi qui avais négocié, ça en aurait été un autre ! Ce sont les états qui sont responsables !

Son père se mit à sourire et répondit :

– J’ai entendu de ta bouche des propos exactement opposés fiston ! du style : « chacun doit prendre ses responsabilités ! si tout le monde dit ce n’est pas moi c’est l’autre » ou bien: « c’est un ordre et j’y obéis », les pires crimes sont commis !

Royd ne souriait pas. Il s’imaginait sa famille entière dédoublée, non seulement un second père, mais des seconds frères et des secondes sœurs, qu’il aurait même son double à lui. Il se dit que cela serait une excellente solution, car il en avait marre de sa propre histoire et le double, nom de Dieu ! il pourrait la reprendre ! Puis il entendit à nouveau la voix de son père :

–  Ne t’imagine surtout pas qu’ils vont dédoubler toute la famille et toi en particulier ! Et son père se mit à rire et Royd se vexa, touché dans une blessure enfouie : ce sentiment de n’être rien sous le soleil, de ne pas être un monsieur très important comme son père fit bouillir ses entrailles comme celles d’un volcan en éruption et cracher cette lave brûlante : – On ne dédouble pas les mortes !

Le visage de son père se figea. Il devint comme celui d’une statue de sel. Il repensa à sa femme disparue bien trop tôt. Puis il se ressaisit bien vite comme il savait le faire : – Allons, allons fiston, pas de mauvaises plaisanteries !

III

Royd était reparti d’un pas traînant, plus abattu que jamais. Rencontrer son père l’abattait. Sa sempiternelle rengaine : « Il faut avoir un but dans la vie ! » avait depuis longtemps provoqué en lui le dégoût de tout sens et toute structure et la seule qu’il avait supportée de construire était celle de la déstructuration. Il s’amusait de voir les gens façonner leur image, se fixer des objectifs et avoir des projets, car tout lui paraissait vain.
Il apercevait déjà les petites fenêtres de son deux-pièces au bord du fleuve, d’où il voyait la forteresse des SSS, cette muraille surplombant le fleuve comme si elle en était surgie. Il regardait l’eau agitée par le vent de la nuit, à l’image de son esprit, remuant un voile argenté de poissons frétillants qui n’était autre que le reflet de la lune. Au loin hurlait la sirène d’un bateau, tel un loup mécanique gigantesque. Puis, le clapotis de l’eau restitua le silence.

Cette nuit-là, Royd avait renoncé à chercher le sommeil, comme on renonce à chercher le soleil un jour de pluie. Il avait absorbé des psilocybes et s’était perdu une fois de plus, dans les yeux de la muraille.
Tout à coup il quitta cette torpeur et saisit le seau de peinture rouge qu’avait apporté le peintre pour le couloir. Il descendit l’escalier en colimaçon digne d’une église. Quand il arriva à l’eau, il sauta dans la barque et faillit lâcher le sceau dont l’anse lui entaillait la main. Le clapotis de l’eau l’enchantait, déjà il naviguait vers l’autre rive.
Les clochards dormaient sur la berge étroite et Royd se demandait comment ils faisaient pour ne pas tomber. Il les entendait gémir, ronfler et jurer. Une bouteille roula sur la berge, il l’entendit tomber à l’eau. Il leur était interdit de dormir là, justement parce que la berge était trop petite et que régulièrement, l’un d’entre eux cherchant sa compagne imaginaire roulait vers l’abîme rejoindre les penseurs.
La ville avait placé des panneaux d’interdiction représentant un clochard allongé et ventru, au nez rouge comme la barre oblique du panneau, d’où s’échappaient des Z grandissants. Royd avait atteint la muraille invincible, celle qui l’observait nuit et jour de ses mille yeux pour exiger un sens de sa vie, comme s’il suffisait de secouer le gobelet de ses actes pour répandre une histoire cohérente sur la table du Grand Casino.

Il partait gifler la capitale de sa torture à coups de pinceau, car il n’avait pas de mots, seulement des images pour s’en protéger. Le premier coup fut un œil tordu qui regardait en elle et il poussa un cri qui devait la percer. Il peignit l’autre œil, puis une multitude de paires d’yeux, toutes tournées vers ses entrailles.
Armé de son pinceau ensanglanté, dans sa barque qui prenait l’eau et ses bottes de cuir noir, Royd continuait de peindre ses signes au-dessous des corps des déshérités qui attendaient de rouler vers le royaume où le pire était déjà arrivé. Œil pour œil, il peignait, comme on lui avait interdit, pour rendre la pareille, porté par le clapotis de l’eau sous sa barque mouillée.

Un clochard toussait ses entrailles dans le fleuve. Royd s’était éloigné de la rive et contemplait son œuvre. C’est là que les yeux qu’il avait peints prirent l’aspect de baisers, telles les empreintes de rouge à lèvres qu’une fée glissée derrière son dos aurait laissées, car la haine n’est souvent qu’un cri d’amour, l’exigence d’une reconnaissance à jamais refusée, et sa gorge se serra, qu’il n’ait même plus le droit de haïr.
Ramer lui était pénible. Ce n’était pas la nature physique de l’exercice ni la respiration qu’elle impliquait, l’oxygénant et réduisant l’acidité que sa tension nerveuse injectait dans son corps, ce qui l’affligeait était que chaque coup de rame assommait une grappe de poissons concentrés à la surface.
Mais les coups de rame ne réveillaient pas ceux qui regardaient le ciel d’un œil glauque, collés à la surface comme ceux d’un bouillon rouge dont les yeux reflétaient ceux que Royd avait peints sur la muraille ; ils étaient déjà asphyxiés par le manque d’oxygène de l’eau nouvelle que la pluie incessante des dernières semaines avait versée.

Et floc, floc, floc ! il gifle les poissons: papa maman et les petits. Il cogne comme il ne l’a jamais fait pour avancer. Le feu qui mange ses entrailles sort enfin de sa gueule, il crache tel un dragon et grille les poissons. Un ivrogne chante encore sur la berge pendant que Royd s’en éloigne, contemplant son forfait insensé : les baisers rouges sont devenus des hirondelles sur un ciel de pierres. Sa tête bourdonne, ses yeux sont plus luisants que l’eau et ceux des rats qui le regardent depuis la rive.
Tout à coup on l’appelle par son nom. Qui l’espionne ? la peur le gagne.
Il tourne enfin la tête vers la voix, et là, parmi les poissons morts dans le rouge du fleuve, flotte la tête d’El Gauncho. Elle aurait pu être celle de n’importe quel clochard, tant elle était défigurée, les chairs fissurées de toute part, mais Royd reconnaît sa voix. Les poissons sortent par la bouche, les orifices oculaires et les oreilles après avoir exploré le crâne. La tête qui avait perdu son corps continua : « Royd, le double est un triple et le triple tuera le simple ! » Royd ne voulait pas entendre, ce visage boursouflé, violacé, grimaçant n’avait pas à lui parler. Il le gifla de sa rame, la tête résista. C’est là qu’il se rendit compte qu’il y pendait un corps. Elle grimaça à nouveau et cria d’une voix de corbeau : « Ce double est ennemi, il va tuer ton père ! » Royd lui asséna un grand coup pour la faire taire, les poissons s’écartèrent comme par déférence et la tête disparut dans le fleuve, comme une lourde pierre.