Les Productions Yves Bernas

Extrait de "David Foster" :

## David Foster

Ne vous inquiétez pas, vous avez l’éternité pour corriger vos erreurs…

Les quatre gars poussaient dur, ils avaient l’air épuisés, bien qu’ils fussent bâtis comme des dockers. L’un d’entre eux pouvait à peine voir, ses yeux clignaient certes à cause de la sueur qui perlait de son front par-dessus ses sourcils, mais aussi parce que le soleil se couchait juste en face de lui. Peut-être pleurait-il aussi, comme nous pleurons parfois quand nous sommes tristes, Pamela et moi. Pamela est ma petite sœur, elle est timide et elle s’accroche toujours à la manche de ma veste. La voiture était assez lourde, on raconte que le châssis provenait d’une vieille Morris. Il ne lui restait plus que ses quatre roues aux pneumatiques usés, un volant et les freins. Le reste avait été pillé par les ferrailleurs, juste après l’accident. Le châssis était recouvert de planches qui faisaient une espèce de parquet sur lequel un vieux fauteuil aux pieds sciés avait été cloué par en dessous et servait de siège au conducteur. Voilà comment ça marche : les garçons la poussent au sommet de la colline, sautent dessus et dévalent la colline jusqu’aux étangs. Tout à coup, la tête du vieux Travis sort des herbes hautes des champs de maïs près de la route tel un épouvantail, pointe son doigt menaçant vers nous et, grinçant comme une porte aux charnières en mal d’huile, nous dit :

« Ne jouez pas avec cette voiture les gars ! Sampson va monter dessus, je l’ai vu ce soir. »

J’avais assez peur de lui, de ses yeux qui brillaient comme deux couteaux. Pam se cacha derrière mon dos et David détourna son regard, mais Travis ne semblait pas nous remarquer. Les garçons se contentèrent de hausser les épaules, trop essoufflés pour répondre. « Demandez à la vieille Martha pour la Morris et vous ne voudrez plus jamais remonter dessus ! » Mais les garçons étaient déjà en train de pousser la voiture dans la pente. Ils couraient vite et essayaient de la rattraper, ils réussirent à peine à sauter dessus à temps, mais nous, on n’a pas eu de problème Pam et moi, et on a tous dévalé la pente jusqu’aux étangs. C’était vraiment bien et Sampson n’est pas monté dessus. Je crois en Sampson, je l’ai vu plusieurs fois, mais toujours de loin, depuis les étangs, sur la route au sommet de la colline, près de Glen Corner. Il fredonne toujours le même air que le vent nous amène. David ne croit pas en lui, il dit que c’est le vent lui-même qui fredonne cet air en soufflant à travers les arbres et qu’il n’y a pas de Sampson. Mais David ne veut jamais jouer à la marche aux flambeaux dans le noir avec nous. Nous, on fait ça souvent, on allume les roseaux qu’on a auparavant arrosés d’essence sous le robinet du réservoir devant la cuisine et on marche le long des étangs, au nord vers le pont, et au sud vers la grotte aux chauves-souris. C’est à cette occasion que Sampson se montre et fredonne, il doit aimer nos flambeaux. David est assis sur la pierre froide et regarde les canards noirs voguer sur les rides argentées sous les nuages chiffonnés.

Je pardonne à David sa lâcheté, il a tellement peur du cuisinier qu’il surnomme alternativement le cuistre ou la cuisse, bien qu’il soit maintenant aussi grand que lui. Cela provient de l’époque où David était bien plus petit, j’étais petit aussi, mais je m’en souviens un peu : c’était après le dîner, on entendit cette étrange musique qui s’échappait de derrière l’école, on s’est donc approchés David et moi, tous les deux en robe de chambre, c’est là que le cuisinier avait sa chambre à coucher. C’était un internat dans la campagne anglaise, grand, composé de nombreux bâtiments faits de briques rouges avec des fenêtres à guillotine, prolongés par de nombreuses ailes à l’intérieur d’un grand parc bien peuplé d’arbres, de chemins et d’étangs, une de ces somptueuses écoles où le dimanche, des Aston Martin, des Jaguar, des Bristol et des Lotus envahissent les allées du domaine, conduites par la classe supérieure londonienne rendant visite à ses rejetons. Sauf qu’à cet internat, personne ne venait parce que personne n’avait de parents. Enfin, nous on n’avait pas de parents Pam et moi, ou pas de parents qui voulaient venir, David non plus. Nos parents, si nous en avions, devaient avoir été riches, autrement on ne serait pas là, on serait chez Barnardo ou pire, dans les mines de Rhodésie. C’est de cela que la méchante prof de maths, Miss Wilson, nous menaçait sans cesse avec son indécrottable accent écossais.

Donc on était là, en pyjama, matant l’intérieur du repère du cuisinier pour écouter une musique que nous n’avions jamais entendue auparavant, où le chanteur faisait : “do it, doing it, do it, doing it, like a sex machine…” Le cuisinier se trémoussait frénétiquement au rythme de ce vacarme, je n’avais jamais vu une danse pareille non plus. James Brown chantait et dansait pour la première fois à l’orphelinat d’Eagles Hall.

David s’avança, moi je restai dehors, alors le cuisinier aux cheveux noirs bouclés et gominés, vêtu de son blouson de cuir noir, se retourna. Quand il aperçut David, il lui cria dessus si fort que j’ai réellement cru qu’il allait le tuer, car il avait les yeux d’un fou, puis il bondit vers lui, l’attrapa par la taille et commença à lui donner une fessée tout en continuant de hurler. Je m’enfuis, je ne sais pas ce qui s’est passé, David ne me l’a jamais dit, de la même manière qu’il ne m’a jamais dit son nom de famille, mais je ne lui ai jamais demandé non plus, je sais seulement qu’après, son doigt était cassé et qu’il a dû porter une attelle en métal pendant des mois et qu’elle brillait dans le noir. Il n’a jamais été le même après cela, en fait il n’a jamais cessé de la porter. Mais David a grandi et il est même devenu le chauffeur de l’école. Il allait même parfois chercher le cuisinier à la gare le dimanche soir, enfin… il était obligé de le faire, mais ça, c’était avant l’accident.

Ça a dû être un accident terrible, parce que toute l’école a continué d’en parler pendant des mois et même des années. J’en connaissais tous les détails, enfin… presque, la plupart de la bouche même de David. Je pourrais en écrire un livre, au moins une nouvelle. Peut-être qu’un jour je le ferai. Madame Ward, la directrice, avait envoyé David à la gare chercher deux enfants en provenance de Manchester. Quand il arriva à la gare, le chef de gare lui dit que le train serait en retard d’au moins trois quarts d’heure : on avait trouvé un mort sur la voie juste après Ravenbridge et le train ne repartirait pas tant que la police n’aurait pas fini son travail. David se dit qu’il attendrait au Swan’s Inn et il y but quelques bières comme chaque dimanche, sauf que ce dimanche-là, il était de service. Mais le train fut retardé de deux heures et quand les enfants arrivèrent, il était un peu pompette, pas si éméché que ça, il arrivait encore à conduire, en tout cas c’est ce qu’il pensait et peut-être avait-il raison, je n’en sais rien.

Ils prirent donc précisément cette route qui longe la crête de la colline et descend vers les étangs jusqu’à l’orphelinat. Il était neuf heures du soir et l’autocar numéro 3 arrivant de Brunswick montait la colline, tous phares allumés, aveuglant David, il a toujours insisté sur ce dernier point. Tout à coup, il aperçoit cette gamine, elle doit avoir treize ans et marche devant le car, celui-ci ralentit, mais la fille se retourne vers l’autocar et saute soudain de l’autre côté de la route pour l’éviter et se retrouve ainsi juste devant l’auto de David, la gamine crie et David crie, il va la percuter, mais David tourne le volant vraiment vite et réussit à l’éviter, trop vite peut-être, car sa voiture quitte la route par-dessus le muret et dégringole le flanc de la colline vers les étangs par le chemin le plus rapide. C’est comme cela que David a eu son accident. David est un peu bizarre, cela a peut-être quelque chose à voir avec son accident : il pense toujours qu’il peut corriger ses erreurs, « redresser le passé pour le remettre comme il aurait dû être », comme il aime le répéter. « Il suffit d’attendre », m’a-t-il dit, « et tu auras l’occasion de corriger tes erreurs, chacun aura cette chance, c’est ainsi que Dieu le veut ». Je ne pense pas que David ait commis une faute, il a épargné la vie de cette gamine après tout, mais il ne conduit plus la Morris.

Ce soir-là, après que les gars eurent fini leurs pintes de Woodpecker et eurent laissé la voiture près de l’étang à sa place habituelle, on décida de faire notre marche aux flambeaux, on ramassa des roseaux, les arrosa d’essence devant la cuisine et les alluma. Soudain, j’ai pensé qu’on devrait élucider cette histoire de Sampson pour de bon, alors j’ai dit à Pam : « On va voir la vieille Martha », et Pam me saisit par la manche et me suivit sans mot dire. C’était une bonne marche jusqu’à Butchberry où habite Martha, surtout jusqu’à sa dernière maison. Elle habite une petite maison qui ne comporte qu’un rez-de-chaussée, il y a bien un grenier, mais la trappe qui y mène est condamnée par des planches clouées, le même genre de planches que celles dont est fait le plancher de la Morris. La porte était ouverte et seul un tube de néon criard éclairait la pièce entière qui non seulement semblait servir de cuisine et de salon, mais aussi de tout ce à quoi pouvait servir une pièce, à en juger par les choses qui gisaient çà et là sur le sol. Ce n’était pas la peine d’appeler, je savais où elle était, au Swan’s Inn, je l’avais appris par David, j’aurais dû jeter un œil quand on est passés devant, mais je ne l’ai pas fait à cause de Pamela.

Soudain, ce nichoir attaché à un arbre dans le jardin de Martha accrocha mon regard. Je m’approchai, trébuchant sur des bouteilles de porto vides ; à l’intérieur du nichoir se trouvait une carte postale, puis je m’aperçus que c’était une photographie jaunie et cornée, mais Pamela l’atteignit la première et, se retournant vers moi en gloussant, s’écria toute excitée : « Regarde ! C’est nous ! » Je fixai cette image, mon cœur battait. Martha pouvait-elle être notre mère ? Cette pensée me fit trembler. Si on devait revoir notre mère, pas ainsi, si pauvre, si sale et probablement si soûle… Je n’eus pas le temps de finir ma pensée que la charnière de la porte du jardin grinça et la vieille Martha se dressa soudain devant nous avec sa bouteille et se mit à hurler, sa bouche ouverte dévoilant ses gencives parfaitement édentées. Quand elle s’arrêta pour reprendre sa respiration, j’osai : « N’ayez pas peur, nous sommes juste venus vous demander ce que vous savez au sujet de Sampson et de sa Morris, c’est le vieux Travis qui nous l’a suggéré. » La pauvre femme était terrifiée. Si elle avait pu, elle aurait mordu ses doigts ou ce qu’il en restait. Elle tremblait et, s’agenouillant lentement, puis, se ressaisissant soudainement, elle se mit à implorer, laissant tomber la bouteille et joignant ses mains devant la croix d’argent qui pendait entre ses seins : « Laissez-moi tranquille, ayez pitié ! N’ai-je pas assez expié ? Je n’en peux plus, c’est trop pour une seule âme, trop ! » Et elle pleura et pleura et se laissa tomber sur le sol poussiéreux recouvert de feuilles de houx et Pamela se mit à crier également et s’avança vers elle pour lui tendre un mouchoir.

Martha ouvrit les yeux à nouveau et c’est à ce moment que je vis qu’elle était folle parce qu’elle avait les mêmes yeux que le cuisinier quand il s’est payé David. Martha se mit à hurler de plus belle, recroquevillée sur le flanc tel un fœtus, sanglotant de manière spasmodique : « Laissez-moi tranquiiiiillle…, n’ai-je pas assez payé  ? Regardez-moi, j’ai payé de ma vie, toute ma vie durant, il n’en reste presque plus. Partez ! Bâtards misérables, cruelles petites créatures. Hors de ma vue, je vous en conjure, ne revenez jamais ! Je vous implore ! Cela suffit » Elle continuait à pleurnicher en marmonnant « pitié » entre deux sanglots et finit par s’endormir ou peut-être s’évanouir dans la poussière et le houx. Nous nous retirâmes lentement derrière les arbres. Les voisins, un vieux couple qui devait s’être tenu derrière la haie, la portèrent à l’intérieur. « Pauvre fille », dit l’homme, « c’est le gin. » Pamela leva la tête vers moi, les yeux emplis de larmes et demanda : « Est-ce que c’est maman ? » …