Les Productions Yves Bernas

Extrait de "La Tzigane" :

## La Tzigane

C’était un matin où ni le vent ni le ronronnement des moteurs d’autobus n’arrivaient à me sortir de ma torpeur. Je regardais les murs blancs ornés de fissures étranges ressemblant à des éclairs que le temps aurait figés dans les cieux de la salle à manger qui me servait de bureau. Ce qui grattait à la porte de ma conscience, c’était cette ritournelle lancinante venue de Croatie ou de Hongrie qu’un Tzigane jouait sur son accordéon en bas de la rue. Cet air était beau, interminable, chaotique, mineur, majeur dissonant, frénétique puis mélancolique, puis il recommençait. Je le connaissais d’ailleurs, d’un autre endroit, de la forêt, c’était un air de la forêt joué par ce même musicien qui semblait n’en connaître qu’un. Je me levai pour regarder les gouttes tomber dans sa sébile, lui, il dansait, les yeux plissés par les souvenirs, la peau brunie par l’alcool, il dansait avec une femme imaginaire dont les hanches n’étaient autres que les claviers de son accordéon.

Puis mon regard m’échappa, il se posa d’un bond dix mètres plus loin, attiré par cette tache blanche qui oscillait dans les bras d’une femme assise, au rythme des strophes de la chanson muette. C’était leur enfant, enveloppé dans un linge blanc comme un jambon, qu’elle berçait ainsi. Ses yeux roulaient comme des olives sur le dessus de ma main, je la connaissais cette petite romanichelle, mendiante depuis toujours, ses yeux en attiraient cent mille qui ne comprenaient pas comme moi qu’un tel feu, une telle intensité, une telle concentration de vie, d’espièglerie et de fierté puisse mendier en mars sur le Kurfürstendamm.

Chaque jour je la voyais, ou du moins chaque semaine, son fichu bariolé enveloppant son visage à peau brune. Ses yeux regardaient toujours au loin, comme si elle se moquait de nous tous qui descendions sous terre vers notre travail, elle murmurait ses incantations qui ressemblaient tant à des gémissements en berçant son enfant dans ses bras.

Ce matin-là, cette méfiance et cette incrédulité à son égard qui étaient nées il y a quelques mois s’intensifièrent, je la trouvais louche, louche au-delà du seuil caractérisant pour les honnêtes bourgeois les gens de cette espèce. Ce qui m’intriguait, c’est que cela faisait des années qu’elle berçait son bébé en hiver comme en été, et il avait toujours la même taille. Je la croyais capable de tout, cette femme, cajoler les bébés des autres pour attendrir la foule, ou même avoir un nouvel enfant chaque année, pour en avoir plus à envoyer mendier l’année prochaine. Je regardais fixement ce linge blanc qui enveloppait sa progéniture, d’un air méfiant et avide. Je brûlais d’envie de descendre, d’arracher le linge et de regarder ce qu’elle berçait depuis cinq ans.

Un chien, un singe, un paquet de linge sale, un cadavre, un petit vieux. L’homme ne dansait plus, il venait de se couler une petite lichette de vin blanc dans le gosier. Le soir, quand je passais par là, je voyais souvent trois bouteilles vides, les bouteilles de l’accordéoniste. Il jouait encore, et des poumons de sa petite bête rouge s’envolait cette plainte universelle qui vous crucifiait l’âme à l’ossature. On aurait pu jeter tout son argent par la fenêtre à entendre ce cri de bête mourante. Je ne la voyais plus. Les épaules de l’homme cachaient l’enfant.

Tout à coup, je vois la femme sortir d’un geste rapide un objet brillant de dessous ses frusques. Tout se passe très vite, elle porte l’objet vers l’enfant d’un coup brusque. L’homme se précipite, s’agenouille, lui hurle quelque chose dans leur langue inconnue. Mon cœur se glace. Cet objet, c’est un couteau. Elle venait de tuer son enfant !

L’homme lui prend le couteau des mains, l’essuie et le met dans sa poche. Puis il m’aperçoit, je crois, il a dû penser que je n’avais rien vu, car il se met à entamer le même refrain, celui qu’il joue depuis toujours, comme si de rien n’était, et la folle berce le cadavre. Horrifié, je mets mon manteau à la hâte, dévale les escaliers, me voilà dehors, à dix mètres des monstres, je veux hurler : « À l’assassin ! », je veux me jeter sur elle, l’étrangler, mes mains tremblent, mes jambes flageolent, et instinctivement, je plonge une main dans ma poche, mes yeux rencontrent les siens gorgés de sang. Elle sourit, moqueuse, je m’approche, dépose une pièce dans la soucoupe, terrorisé, n’osant plus… Non, je ne peux pas me relever et partir, j’ai tout vu. La colère reprend le dessus, je la regarde, elle semble mâchonner quelque chose. Tout à coup, incontrôlable, je plonge mes mains vers l’enfant, j’arrache le linge blanc, c’était un jambon !