Les Productions Yves Bernas

Yinn et Yann

© Yves Bernas, 2021

Extrait

I

Yann marchait d’un pas décidé dans l’Allée des Tilleuls en direction de la colonne de la Victoire, dans cette ville imaginaire. La nature de son pas contrastait sauvagement avec l’état de son esprit : hésitant et inquiet que l’oisiveté qui perdurait depuis de longues semaines avait sans doute aiguisé. Il n’allait nulle part de ce spas pressé. Il avait pris l’habitude saugrenue de renommer les noms des rues et des monuments au gré de sa fantaisie et l’Allée des Tilleuls n’existait que dans le labyrinthe de son cerveau. Récemment, il avait étendu le procédé aux noms de ses amis et connaissances. Il les avaient rebaptisés secrètement dans sa tête. Il était ainsi persuadé de jouir d’une plus grande liberté que ses congénères. La ville étant imaginaire, son voisin Frantz s’appelait Fritz, mais il ne tenait pas l’unique boutique de la ville seule à vendre des boulons de norme anglaise, il était physicien au centre de recherche sur le vide profond. Parfois les noms imaginés s’échappaient dans la vraie vie et il appelait Frantz, Fritz ou Pablo, Perro ou bien il disait avoir acheté les fleurs au cimetière. Dans le cas de Fritz, cela n’avait pas d’importance, car Fritz était le prénom de Frantz et Fritz son nom. Seule sa femme Lotta avait eu le privilège de garder son prénom. Mais ça le démangeait.

Il se souvenait très bien comment cela avait commencé. C’était une nuit qu’il se dirigeait vers les quartiers louches derrière la gare où les ombres lascives adossées aux murs murmuraient des mots doux à ses oreilles bien qu’il eût accéléré le pas. Il venait de passer le magasin de dessous féminins dont la vitrine semblait gardée par une brigade de charmantes jeunes femmes arborant fièrement les produits portés par leurs corps roses, durs comme le plastique dont ils étaient faits pour rester insensibles au froid, au vent et à la pluie qui s’était mise à tomber. Il avait jeté un bref coup d’œil à Marla qu’ils avaient déplacée près de la porte. Il avait surpris sa propre image dans la vitrine. À son grand effroi, ce visage auréolé de lingerie lui avait fait un clin d’œil rapide, souligné par un vilain rictus. Bien sûr qu’il eut peur parce que lui, ne faisait ni clin d’œil ni rictus. Affolé, il détourna brusquement son regard, inquiet que Macha, Rita et Christina ne l’aient surpris. Bien sûr, elles ne portaient pas encore de noms à cette époque. Puis il se rassura en se disant qu’elles n’avaient pas d’yeux derrière la tête. C’est quand il réalisa que son image l’avait suivi et qu’elle se glissait dans une translation égale à la sienne parmi les livres de la librairie, que son cœur se mit à résonner entre ses oreilles. Puis là, les lèvres de ce visage s’ouvrirent et lui murmurèrent : — Viens ici, de l’autre côté, tu verras, c’est vachement mieux ! Son visage dans la vitrine devint gris et il se mit à transpirer. C’est là que cela avait commencé.

Yann décida d’obliquer dans la Friedrichstrasse. Les boutiques de luxe le calmaient. Cela avait souvent été les horlogeries ou les papeteries avec leurs stylographes immobiles. Il aimait ces objets inaccessibles, aussi bien par leur prix que par le verre blindé qui réfléchissait son image. Il aimait leur inaccessibilité qui le contraignait à avancer dans les rues rendues désertées par l’heure tardive. Elle symbolisait l’ordre, l’absence, le silence, ce à quoi il était habitué, ce qui l’emplissait d’un calme profond, d’une sécurité apaisante, peut-être tout simplement parce qu’elle lui rappelait son enfance de luxe, sur la côte, dans une voiture américaine qui glissait silencieuse comme lui dans la ville. Peut-être que parce que justement dans cette enfance de luxe, au bord de la piscine ou devant la cheminée à contempler la mer narguant la côte à perte de vue, on lui avait appris à ne rien dépenser, à choisir entre le ticket de bus ou la gaufre au sirop de fraises, pour qu’il ne soit pas gâté, mais marqué par un manque, afin qu’il aspire sa vie durant à combler par le travail cette carence brûlée au fer rouge dans ses gènes. Seulement voilà, quelque chose n’avait pas tourné bien rond. Il s’était mis à aimer la carence, la privation, la non-satisfaction de ses désirs les plus profonds et dans cet entre-monde masochiste, il suivait son droit chemin sans jamais pénétrer les boutiques de luxe de la Friedrichstrasse.

Entre-temps, il était arrivé à la hauteur de la librairie Doucement. Son long corps légèrement vouté pour son âge se reflétait dans la vitrine, les membres incertains de ce corps esseulé semblaient chercher un contact longtemps absent, telles les cornes d’un escargot. Il s’arrêta. Un poster de William Bender trônait dans la vitrine au milieu des livres parsemés à son chevet comme les pâquerettes autour d’une tombe qui reprenaient la même effigie. Le titre resplendissait dix-huit fois : « Le Monde Imaginé : Du roman au film et retour ». Yann s’arrêta net. Il en oublia un instant de respirer et avança en apnée vers la vitre jusqu’à y coller son front, puis son nez. William Bender, son héros, celui qu’il aurait voulu être ! Il avait lu tous ses romans, vu tous ses films, écouté toutes ses interviews. Il savait tout de lui. Une excitation toute particulière montait dans sa poitrine. Un frisson lui parcourut l’échine. Il avait les yeux fixés sur les siens, ceux du poster. Il l’admirait, avec ses lunettes d’ une épaisse monture de corne sombre, ses cheveux noirs ondulés, ce regard presque surpris, ce sourire qui n’osait pas se moquer, par convenance.

Puis sa vue se troubla. Il venait de lire en bas : William Bender signe son nouveau livre aujourd’hui, de 19 h à 21 h. Yann regarda sa montre : 19 h 58. Son cœur se mit à palpiter comme s’il allait à un rendez-vous galant. Ses mains étaient devenues moites, il sentait sa propre odeur qui émanait soudain de ses pores comme si une main toute puissante avait soulevé le couvercle de la boîte de Pandore des essences naturelles. Sa vue s’éclaircit à nouveau et là, juste au-dessus de l’affiche, il distinguait une table éclairée et des gens qui attendaient debout sur la droite, et assis à cette table, il y avait William Bender qui dédicaçait son dernier livre.

La respiration de Yann se fit plus courte. Ses yeux étaient rivés sur Bender et voilà que celui-ci le regarde, pire : lui sourit. Et comme si cela n’était pas assez, d’un geste de la main, il lui fait signe de rentrer. Yann n’en croit pas ses yeux, cela doit être à nouveau une de ces hallucinations. Pourquoi le grand William Bender l’inviterait-il à rentrer ? Sa gorge se serre. Il rentre son ventre. Serait-ce un signe du destin  ? Il est convié ? Lui ? Il n’ose pas y croire. Ce n’est pas possible. Il se souvient, la dernière fois, c’était à l’aéroport. Il avait vu Roman Polanski. Ils s’étaient regardés longuement et Roman lui aussi avait souri, comme attendant que Yann vienne vers lui, comme il y était habitué, comme tous les hommes célèbres le sont. Mais Yann, bien trop timide, bien trop impressionné ne s’était pas rapproché, puis Roman avait tourné la tête et s’était éloigné, avec sa petite valise, pour Zagreb ou Varsovie.

Mais là, Yann veut prendre son courage à deux mains, il est bien décidé à rentrer. Il pousse la porte. Il entre, les deux agents de sécurité le dévisagent, il les dépasse et se fraie un chemin vers Bender. Celui-ci le regarde, du moins Yann le croit et lui sourit. Mais Bender regarde et sourit à tout le monde. Yann s’avance encore, le livre à la main, qu’il avait pris en passant sur une des piles. Il tremble, il fond d’admiration, comme s’il rencontrait une divinité, ses genoux flanchent comme s’il allait se prosterner. Le summum du talent, de l’intelligence, de la sensibilité, de la créativité, un génie, celui qu’il aurait voulu être, qu’il aurait pu être, sa mère lui avait dit, si seulement il n’y avait pas eu ce… et puis merde, il peut encore, il suffit de le vouloir. Lui aussi il pourrait être là, signer son livre, si seulement… Il aurait pu, c’était écrit là-haut, il le sent, il l’a toujours senti.

Il était destiné à faire de grandes choses. Il a encore le temps, il faut s’y mettre, c’est tout. Mais quelles grandes choses ? La littérature, le cinéma, le théâtre, la philosophie ? Il n’en savait rien, mais peu importe, il suffisait que ce soit de grandes choses, comme sa mère lui avait dit. Les grandes choses, c’était ça sa discipline. D’ailleurs elle aussi elle avait été destinée à faire de grandes choses, si seulement il n’y avait pas eu cette… Yann est maintenant tout près de Bender, il perçoit son odeur, il sent son rayonnement sur ses joues, il va tendre l’exemplaire. Il doit dire quelque chose un compliment, un bon mot, un bonjour, il n’ose pas, il bafouille, il rougit, il a honte. Il ne le mérite pas, il est un simple idiot, un pauvre type qui n’a jamais rien fait de sa vie, un raté, c’est ça, comme disait sa mère. Un raté et un génie, c’est comme le yin et le yang, les deux faces de la médaille de l’ambition démesurée.

C’est comme Jean et Yann, Jean prononcé à l’anglaise comme dans Jean Seberg. Ça fait Gine et Yann, c’est presque parfait. Jean, c’est son frère, le frère de Yann. Mais son vrai prénom c’est Yinn, c‘est comme ça que sa mère l‘avait baptisé, sauf qu‘ils avaient refusé le prénom à l‘Etat-Civil. Jean Seberg lui fait penser à la mère de Romain Gary, puis à sa mère, puis à Jean à nouveau, enfin Yinn.

Les gens se mettent à rire. Rient-ils de Yann qui n’ose même pas bafouiller ? Tout à coup, il abandonne, il lâche le livre. Il se fraie un chemin hors de la mêlée. Il repart. Il passe les deux vigiles qui le dévisagent à nouveau, mais cette fois il marche beaucoup plus vite. Ça y est, il est dehors. Il halète. L’air froid le calme. Il le happe comme un nageur qui aurait failli se noyer. Il remonte à la surface. Il l’a échappé belle. Il remonta la Friedrichstrasse vers le nord, d’où il était venu. Ils avaient planté sur le terre-plein central des mâts portant des grands portraits des vedettes du Festival : Oliver Bull, Tania Terenchkova, Uwe Finster, Marie-Rose Blatt et Giovanni Beluno. Il ne les avait pas remarqués quand soudain il sentit leurs regards posés sur lui et même s’il tentait de les ignorer, ils étaient là, transperçant son crâne, lui qui fixait l’infini.

Étrangement, ce n’était pas de l’admiration qu’il ressentait pour eux. Le photographe qui devait être le même pour tous avait pris soin de les faire regarder droit devant eux, vers l’objectif, c’est ce qui faisait qu’où que fût l’observateur, il avait le sentiment d’être regardé droit dans les yeux. Yann s’irritait de leur suffisance, de leur regard satisfait par la jouissance qu’ils avaient d’eux-mêmes, que trahissait ce sourire décent, contenu, prêt à éclore, comme celui de William Bender. À moins que cela ne soit plutôt le début d’un rire moqueur, voir sardonique qui éclaterait insolent pour s’amplifier, se multiplier par l’écho contre les façades des boutiques de luxe de la Friedrichstrasse dans l’unique optique de prouver à Yann Mater qu’il était un zéro, qu’il avait raté sa vie, qu’il n’avait qu’à continuer à pousser sa carcasse dégoulinante de honte dans les caniveaux et pissotières de sa ville imaginaire.

Ô ! L’admiration était dans la famille, c’était une affaire transgénérationnelle. Il se souvenait de ces conversations lorsqu’il était enfant, où sa mère encensait, admirait, vénérait toutes les personnalités du monde du spectacle et des arts des années 70. En particulier la clique de Saint-Paul-de-Vence, les Yves Montand, les Michel Piccoli, Pablo Picasso, les poètes aussi, les Eluard, les Jean Cocteau, les chanteurs, les Léo Ferré, les Juliette Gréco, les Barbara. Il existait ainsi un Olympe des artistes et intellectuels français, que sa mère contemplait avec admiration et envie, tout en étant secrètement persuadée qu’elle n’en était pas si loin. Elle n’était certainement pas la seule, car ces millions de tubes cathodiques anodins irradiaient chaque dimanche soir le mythe culturel français de cette époque.

C’est là que la graine fut semée dans la poire du petit Yann, posée sur ses deux pommes. C’est là que le petit Yann s’était juré de faire partie lui aussi de l’intelligentsia culturelle de la France, quand il serait grand, pour que sa maman elle l’aime et l’admire comme elle admirait ces gens-là. Mais voilà, sa maman, elle était morte bien avant qu’il n’ait pu se mettre sur la route. Et quelque part, il avait dû se dire que même s’il y arrivait à diner à la table de Saint-Paul, elle ne serait plus là pour l’admirer et l’embrasser. Alors, au lieu d’avancer sur la route, comme le faisait son frère, il s’était mis à errer, pire, quelque part, il s’était mis à haïr ce beau monde de la culture, il s’était mis à le rejeter, à les traiter de frimeurs, de faiseurs, d’hypocrites, comme un pauvre haït le riche, comme un serf haït son seigneur. Il s’était persuadé d’y renoncer, d’en devenir le contraire, le simple, le prolo, le paysan de la famille. Et c’est dans ce renoncement auquel il n’avait jamais pleinement adhéré qu’était né ce clivage, cette labilité, ce trébuchement qui devait l’accompagner jusqu’à sa tombe.

— Tu iras à ton enterrement en boitant ! lui avait jeté son frère lors d’une de leurs nombreuses querelles.

C’est ainsi qu’il était devenu éducateur, car c’est bien connu que le meilleur moyen d’éviter la déviance de la normalité est d’en devenir soi-même le gardien. Tel celui qui se sent voleur ou assassin, devient policier, celui qui se sent fou devient psychiatre, sanguinaire, chirurgien ou boucher et un violeur gynécologue ou andrologue.

II

Lotta. Que serait Yann sans Lotta ? Il aime Lotta, juste parce qu’elle l’aime. C’est la seule, la première qui l’aime. Du moins il le croit. C’est pas tout à fait vrai. Il l’aime parce qu’elle est forte. Il l’aime silencieusement, quand il la tient dans ses bras, enroulée dans lui. Alors tout s’arrête, il a les larmes aux yeux, dans le noir. Il la serre contre lui. Il ne veut plus rien savoir, plus de mots, d’histoires, d’idées. Cela lui suffit. Mais c’est énorme ce qui se passe dans sa tête quand il l’étreint comme cela, même quand elle dort. Parfois, il se dit qu’il ne la mérite pas. Parce qu’il n’est pas devenu un Yves Montand. Mais ça, c’est dans sa tête. Il est devenu un éducateur, puis un simple instituteur et récemment un petit prof de collège. Il enseigne la mécanique. C’est simple la mécanique. On pousse, ça bouge. Action égale réaction. Et ça, il aime. C’est du vrai, du costaud. C’est pas comme des feuilles mortes, que le vent ramène quand on les ramasse à la pelle. — T’en as pas marre d’admirer les autres ? Fais toi-même quelque chose. Ne vois-tu pas qu’admirer les autres et leurs œuvres t’empêche d’en créer toi-même ?

Lotta était vraiment en colère. Et Yann qui voulait juste lui raconter qu’il avait vu William Bender signer son nouveau livre à la libraire Doucement. Dorénavant il garderait ce genre de choses pour lui. Mais ça ne suffirait pas, car Lotta verrait en ses yeux cette grande tristesse qu’elle connaissait si bien et qui la rendait furieuse. — Tu vis dans l’adulation des écrivains, acteurs, réalisateurs, chanteurs. T’es comme un voyeur, un pornographe, tu vis par procuration. Tu t’identifies par vagues à tous ces gens. Ça suffit, c’est de l’idolâtrie. Va à l’église pour ça !

La voix de Lotta lui parvenait guidée par les couloirs jusqu’au cagibi sombre, atténuée mais distincte, violente comme toutes les vérités qu’on ne veut pas entendre. N’était-ce pas comme cela que fonctionnait le marché culturel ? Il créait des personnages qui devaient jouer le rôle d’élite, des mythes fabriqués de toutes pièces, parfois même talentueux et derrière, une masse énorme d’admirateurs en tout genre. Des intellectuels, des prolétaires, des employés de bureau, des secrétaires, des coiffeuses qui les admiraient souvent pour leur bonne gueule, leurs bonnes blagues, leurs bons mots, leurs idées révolutionnaires, leurs idées compréhensibles à moitié, dont la moitié incompréhensible était souvent la plus intéressante, la plus géniale, la plus mythifiée.

Le mélangeur de peinture était encore tout blanc de la dernière couche. Même la partie qu’on enfonce dans le mandrin était couverte d’une épaisse couche. Il ne tournerait pas rond dans la perceuse. Yann pensa aux lourds sots de peinture que son frère avait dû porter seul jusqu’à la voiture et un nuage de satisfaction passa devant ses lèvres. D’autres mots de Lotta passèrent à nouveau derrière ses oreilles comme les voitures sur l’autoroute du silence, celui qu’il se forçait à créer, caché dans le cagibi dont il avait fermé la porte. — T’as qu’à t’y mettre à écrire ! Chacun en est capable. Il suffit d’y croire ! Elle avait raison, mais y croire n’était pas donné à tout le monde. Et on ne pouvait pas se forcer à y croire. La croyance n’était pas une question de volonté. La croyance, elle était marquée au fer rouge dans les gènes ou pas. Il ne suffisait pas de vouloir croire pour croire. Et c’était le drame de Yann. Quelque part il voulait croire, mais il croyait au fond de lui ne pas vouloir.

Il n’avait eu qu’une demi-empreinte et c’était cela sa torture. Car si une empreinte est faite dès l’enfance, elle doit être complète, pas à demi effacée par la mort. Comme à son habitude, que Yann n’avait jamais comprise, son frère ne monta pas, il se contenta de donner trois coups de Klaxon. Il n’était pas fâché avec Lotta, il trouvait simplement idiot de monter et redescendre juste pour dire bonjour. Lotta, il la verrait à la ferme, c’est ainsi qu’ils nommaient tous les trois la maison de campagne qu’ils avaient achetée ensemble. Il la verrait ce soir. Il voulait que cela soit une véritable retrouvaille, mais il n’avait pas compté avec Lotta qui avait décidé d’aider Yann à transporter le matériel.

Yinn s’était glissé sur le siège du passager, la place du mort comme il s’amusait encore à répéter. Lui qui parcourait les routes si souvent pour ses lectures dans les hôtels le long de la côte ou dans le sud alpin, profitait de l’occasion pour se laisser conduire par son frère qui était ravi de rafraichir sa pratique automobile. Peut-être était-ce plutôt parce que Yinn n’avait jamais réellement obtenu son permis de conduire. À l’époque, cela avait été seulement Yann qui avait pris les leçons. Il s’était présenté deux fois, une fois sous son nom et une autre fois à la place de Yinn, dans un autre quartier, car ils étaient jumeaux. Cela avait permis de faire des économies, mais la vraie raison, c’est que Yinn n’avait pas vraiment été intéressé par la conduite automobile, tout du moins à l’époque où il travaillait sur son premier roman. Depuis, il s’était bien rattrapé.

Yinn n’ouvrit, ni la portière ni ne baissa la fenêtre à l’arrivée de Lotta. Il se contenta d’un signe de la main et d’un vague sourire et attendit. Son frère s’installa au volant, ravi. Lotta regarda un instant les deux frères jumeaux et se demanda si elle aurait épousé Yann si celui-ci ne lui avait pas caché si longtemps l’existence de Yinn, qu’elle ne devait connaitre que le jour de leurs noces puisqu’il était leur témoin.

III

La voiture noire roulait au milieu de la route bordée d’arbres. Le milieu était vite atteint tant la route était étroite. Les arbres symétriques fouettaient leurs visages dans le silence de leur voyage. Yann et Yinn parlaient peu. C’était comme s’ils ne supportaient pas d’entendre leur propre voix dans la bouche d’un autre. Ils se demandaient sans doute en même temps si cela avait été une bonne idée d’acheter cette maison de campagne. Oh, ils n’étaient pas tenus à y aller ensemble après la rénovation. Yann et Yinn n’aimaient pas se regarder non plus. C’était surtout Yann qui n’aimait pas regarder Yinn. Ils n’avaient jamais osé se dire ce qu’ils pensaient réellement l’un de l’autre. Mais ils le devinaient sans doute sans beaucoup se tromper. Yann portait une certaine admiration à son frère qui lui, avait osé suivre les traces de sa mère et embrasser le métier d’écrivain.

Mais celle-ci était également mêlée à un certain mépris qu’il essayait de contenir et de cacher. Si on l’affiliait simplement à une conséquence de la jalousie, on omettait une composante plus grave : Yann lui reprochait secrètement de ne pas avoir atteint la gloire, de n’être qu’un écrivain de second rang, qui distrayait par ses lectures et ses signatures des groupes de retraités en voyage organisé, échoués dans quelques hôtels en pension complète avant de reprendre l’autocar pour la prochaine ville et son prochain musée ou leur petit pavillon de banlieue. Car pour Yann, il n’y avait que les « grands » qui comptaient. Et son admiration pour ces « grands » n’avait d’égal que son plus profond mépris pour les « petits ». Mais Yinn, même s’il n’était pas trop célèbre était loin d’être « petit » sauf dans la tête de Yann quand son admiration pour Yinn lui devenait insupportable et laissait place à la jalousie.

Alors, dans un scénario tout prêt qui lui venait de son père, il méprisait d’un seul coup tous les écrivains et les artistes du monde, qui n’étaient bons à rien, juste à vendre des illusions comme des forains, des fainéants, des strippers, des prostitués de l’âme. Ils feraient mieux de s’occuper de leur vie plutôt que de la passer à en inventer une à d’autres. Les arbres caressaient les flancs de la voiture. Leur densité donnait à la route étrécie par l’ombre qu’ils engendraient une certaine fraicheur. La voiture, noire elle aussi était aspirée dans ce tunnel par une force qui semblait autre que celle que développait le moteur. Yann ne roulait pas trop vite, mais sans doute l’étroitesse de la route créait cette illusion de vitesse.

De temps en temps, il fermait les yeux comme pour sentir le vent imaginaire sur son visage. Il n’avait pas besoin d’aller plus vite, son imagination faisait le reste. Au loin, un trou noir qui ne voulait pas se rapprocher, mais fuyait devant lui à la même vélocité, comme son futur, ce futur qu’il n’avait jamais osé rattraper ou tenter de saisir, qu’il avait toujours laissé filer devant lui comme des arbres sur une route de campagne. Il tourna la tête vers son frère d’un mouvement sec, comme celui d’un poulet, pour porter sur celui-ci, déjà assoupi par le bercement du voyage son regard d’aigle. Alors il scruta dangereusement cette peau, lentement conquise par des rides plus formées par l’effort incessant de pensée que par celui du rire. Il venait de descendre le front et s’apprêtait à traverser la broussaille des sourcils quand une autre broussaille le sortit de son extrospection : la voiture frôlait les branches de bien trop prêt.

Son frère se réveilla et, de la lente rotation d’une tête de chouette, il tourna son regard vers celui de Yann qui gêné, était maintenant occupé à percer les feuilles des arbres. Mais Yann ne put s’empêcher d’y revenir et son cou fit à nouveau un petit saut sec comme s’il allait lui picorer le nez. Ô comme il haïssait ce nez, un nez énorme, déformé par des millénaires de doigté d’une précision chirurgicale, un organe dont la surface lunaire lui cachait la face, derrière lequel se terraient ses pires ennemis. Lesquels, les siens ou les siens ? Pour une fois, l’ambiguïté de la langue française était sans importance, car ils avaient tous deux les mêmes ennemis. Ô, pas tout à fait. Yinn les avait vaincus en partie puisqu’il écrivait. Disons que lui au moins il les combattait, il avait ce courage-là que d’autres prenaient pour de la folie. Comme Yinn les haïssait ceux qui traitaient de fou quiconque voyait ce qu’ils ne voyaient pas.

Yann admirait, jalousait son frère de ce courage-là, d’oser descendre à chaque heure de sa vie dans la cave de ses cauchemars, à essayer de comprendre ce qui était arrivé, ce qui arrive à tous, surtout à l’enfant le plus heureux, comme un train qui entre en gare trainant sa longue masse ruisselante de haine de soi, pour ne plus jamais repartir. N’était-ce pas de la haine de soi d’où naissait si souvent la haine des autres ?  Et Yann n’était-il pas le mieux placé, au volant de sa limousine noire, pour le savoir ? Eh oui, ce nez immonde surplombant tel un auvent cette denture erronée, ces deux canines protubérantes comme des minuscules têtes d’un cerbère bicéphale, n’étaient-ce pas les siennes aussi ? Ne gardaient-elles pas le même enfer dont même le mauvais vin n’arrivait pas à éteindre le feu qui brûlait ses entrailles ?

IV

La bicoque ne lui plaisait pas. Elle ressemblait à toutes les bicoques qu’on pouvait trouver dans les environs : un parallélépipède surplombé d’un prisme triangulaire uniforme. La forme la plus simple qu’on puisse imaginer. Par chance, la façade n’était pas revêtue de ce crépi maussade et décrépi, d’un gris sale presque brun, si commun dans ces villages délaissés du Brandebourg de l’ancienne Allemagne de l’Est. La façade était ocre, d’un ocre sali par le temps, le portail en fer forgé dont on devinait que la simplicité n’était pas le fruit de considérations esthétiques, mais purement économiques. Sa géométrie élémentaire minimisant le nombre de points de soudure, était à l’antipode du baroque et rappelait le portail du camp d’Oranienburg, qu’ils avaient laissé derrière eux il y avait moins de vingt minutes.

La grille donnait sur un enclos à l’abandon qui servait de jardin ou de cour selon la couleur qu’adoptaient selon la saison les maigres herbes qui le parsemaient. Yinn sortit à contrecœur pour ouvrir ce portail que la rouille faisait gémir. Il s’était toujours senti humilié quand il devait bondir hors de la voiture de ses parents pour ouvrir leur portail. Et maintenant, c’était son frère qui lui avait silencieusement ordonné la même chose. Les pneus de la Lancia Thesis noire crissèrent sur le gravier, puis ce fut le silence. Ils étaient arrivés.

Yinn n’avait pas dit un seul mot depuis leur départ, comme si les mots étaient superflus. Quand on est écrivain, peut-être n’y a-t-il que les mots écrits qui comptent. Après tout, un de nos grands poètes est taciturne : Robert Zimmerman. Yann avait renoncé depuis longtemps à chercher à comprendre son frère. C’était une sorte de fatigue, mutuelle d’ailleurs, lassitude d’une incompréhension réciproque.

Paradoxalement, alors qu’il était attendu que l’écrivain, l’intellectuel regarde avec condescendance, voire arrogance les ébats et tentatives d’élaboration de pensée d’un homme ne faisant pas partie de son honorable caste, il s’avérait que le contraire était la règle, c’est Yann qui regardait de haut la prose de son frère jumeau. La raison n’était pas qu’il la trouvait mauvaise, elle était qu’il avait un sens très aigu de la critique, sens qui lui venait de son père. Yann était capable de tout détruire, de trouver la faille et s’il ne la trouvait pas, de l’inventer, de la construire, de la faire naitre d’une manière si convaincante qu’il ne restait bientôt plus rien de la matière ni de la faille censée la fendre. Car avec de l’intelligence, et Yann n’en manquait pas, on peut tout construire et on peut tout détruire, toute œuvre littéraire, cinématographique, musicale ou graphique, il n’y a qu’à observer les critiques dont c’est le gagne-pain. Et l’on peut aussi de la même manière détruire tout être, par les mêmes motivations, que celles des critiques : la haine de soi, les mêmes motivations que celles de certains maitres d’école et professeurs, la déception de n’avoir rien créé dans leur discipline et d’en être réduits à l’enseigner.

Yinn avait cette même intelligence sauf qu’il en avait le courage. Elle n’était pas entravée comme chez son frère par cette lâcheté qui le conduisait à refuser de voir ce qu’elle lui permettait de discerner. Il osait combiner les mots et écouter leur message. Les mots étaient à Yinn ce que des billets de banque étaient à d’autres. Alors qu’ils n’étaient chez Yann que les simples cartes d’un château que la moindre brise pouvait détruire, ils étaient chez Yinn les pièces d’un échiquier sur lequel on pouvait tout construire.

Quand il songeait à en écrire un, il le soupesait longuement dans sa tête avant de le laisser s’échapper du bout de ses doigts vers le papier blanc. Il le retournait dans tous les sens, le reniflait, l’écoutait, s’unissait à sa vibration, se retirait pour mieux écouter son écho, son interaction avec les autres mots : ses prédécesseurs et ses futurs voisins, et le nouveau mot finissait par avoir sa place dans sa nouvelle famille, une place définie par de multiples liens aux coefficients pondérés, comme un nœud de toile d’araignée, encordé de toutes parts tel un alpiniste pour ne pas tomber au bas d’une page à moitié vide.

Alors, comment voulez-vous que Yinn ne haïsse pas le sport qui tarit la source des mots en détournant sa sève nourricière vers le reste du corps ? Comment voulez-vous qu’il ne haïsse pas ces spectacles de millions de bambins aux rixes gutturales, qui s’amassent en grappes humaines et au son d’« ohé ! ohé ! », d’ « il est des nôtres ! » ou de « Heil Hitler ! » et s’insufflent l’illusion de ne plus être seul, d’appartenir à un groupe qui les aime et leur permet enfin d’aimer d’un amour universel une foule anonyme.

À moins que cette haine ne soit née du désir dont il s’interdisait la satisfaction, d’échapper dans le corps aux tortures que certains assemblages de mots exercent inlassablement. Mais Yinn était las de se justifier, de justifier sa précision dans l’analyse et l’utilisation des mots, d’expliquer ce que Yann, aveuglé par sa peur ne voulait pas comprendre. C’est pour cela qu’il se taisait et que de dépit il jeta d’un peu trop loin son sac sur la table.

V

Il fallait repeindre, Yinn n’aimait pas ça. Pourquoi avait-il été d’accord de venir les aider, Yann et Lotta ? Certes, il avait financé l’achat de la bicoque pour un tiers. Au moment où il avait lâché les anses de son sac, il s’était demandé ce qui avait bien pu le motiver de participer à son achat. Il s’était sans doute promis des journées solitaires à écrire, face à la fenêtre donnant sur une cour déserte où rien ne se produirait jamais. Ou peut-être était-ce l’illusion d’avoir une famille, lui qui n’en aurait jamais, habité par les mots. Car les mots sont les rivaux des fils et les filles, l’illusion d’une famille. Si seulement il avait su que la famille de son frère Yann n’était qu’une illusion à ses yeux. Yinn qui avançait maintenant à l’aveuglette dans cette demeure brandebourgeoise, se demandait ce qu’il faisait là, lui qui préférait bien trop les hôtels parce qu’on pouvait les quitter à chaque instant, pour mieux y rester un siècle comme Marlène Dietrich. Yinn adorait l’immédiat, le spontané et déjà il regrettait l’achat d’un tiers de cette cabane grise comme le morne Brandebourg en hiver.

Yann posa son sac à dos contre le mur. Il n’aimait pas faire du bruit ni en entendre. Si vous voyez un type en ville s’arrêter au milieu d’un carrefour et se boucher les oreilles entre des semi-remorques rugissantes, c’est lui, Yann. Il était sensible à la désolation qui descendait des murs, évoquant des années de nazisme puis des décennies de réal-socialisme et enfin d’abandon, comme des couches successives de peinture. Les murs avaient vécu. Ils sont comme les visages qui affichent malgré tous les efforts pour les masquer, les stigmates de la vie de leur porteur.

Dans cette atmosphère de désolation que la lumière blafarde des néons dignes des années soixante tentait d’effacer sans succès, sa gorge se serra. Il regarda son frère pour y guetter le réconfort qu’aurait pu lui procurer la perception d’émotions similaires, mais Yinn ne laissait rien paraitre comme d’habitude et la gorge de Yann se serra un peu plus. Bien qu’il fût né une minute après Yann, Yinn avait toujours voulu jouer le grand frère, aguerri à tous les drames, le plus impassible possible, passable de l’impossible, celui de n’inscrire des traits que sur le papier, jamais sur son visage.

Il le regarda à nouveau et ses yeux qui brillaient d’une lueur glauque d’animal enfermé, parcoururent la graisse et la crasse collée au mur surplombant l’évier avant de s’accrocher aux goulots des bouteilles de Störtebeker vides qui remplissaient l’évier. Un instant, Yann se demanda lui aussi qu’est-ce qui avait pu les pousser à acheter cette cabane perdue où la seule chose qu’on pouvait y faire semblait d’amasser les bouteilles de Störtebeker comme le prédécesseur. Puis il pensa à Lotta. C’était elle qui avait mis la pression, qui s’était emballée, qui les avait convaincus tous les deux, Yinn et Yann de l’acheter. C’était une affaire, il fallait sauter dessus. Voilà, ils avaient sauté dessus, à pieds joints, et étaient retombés dans la cuisine. Et Lotta qui avait décrit avec tant d’enthousiasme et de précision les aménagements et la rénovation qu’il fallait faire, n’était même pas là.

Elle finissait son article, à Berlin à sa fenêtre pour Lettre Internationale, et c’était à eux deux d’accomplir le miracle. Elle avait transformé ses désirs en mots et c’était à eux d’en faire une réalité. Oui, elle viendrait ce soir, tard, quand la nuit serait tombée et les papiers peints aussi. Quand les sols auront été recouverts de plastique et le plafond parcouru par un rouleau de peintre dans les mains d’un écrivain. Et Yann se sentit petit, poussé, bousculé là où il ne voulait pas être, comme d’habitude. Il posa pour la troisième fois son regard sur Yinn et il sentit une perle d’admiration lui monter dans la gorge. Lui au moins, son frère, il ne se laissait pas marcher sur les pieds, il faisait ce qu’il voulait et voulait ce qu’il faisait.

Yann baissa son regard et l’attarda sur le pumpernickel et le salami que Yann avait apportés. Ils allaient lui éviter de sombrer dans la pitié pour lui-même et l’accablement que lui causait cette honte diffuse et incompréhensible à laquelle il était accoutumé. Quand ils eurent fini de déjeuner. Yinn se mit à recouvrir le plancher de chêne de la salle à manger. Il avait revêtu un bleu de travail qui avait été blanc et arborait devant et derrière ces trois lettres : BOB. Bob le chef de chantier, ce personnage que les enfants adorent et qui règle tout sur les chantiers. Avec sa méticulosité silencieuse, il avait déjà recouvert plus de la moitié du sol, masqué avec la précision d’un chirurgien les prises électriques, les plinthes et les interrupteurs. Le blanc devait être la couleur de toute la maison, ainsi en avait décidé Lotta. Ce n’était pas du goût de Yinn. Cela lui rappelait les pages blanches de ses nuits blanches qui noircissaient son humeur d’écrivain.

C’est Yann qui arracha les papiers peints de la cuisine. Il avait fait cela lentement, comme s’il allait découvrir la vie des propriétaires successifs derrière chaque couche, puis il s’était mis à penser à l’absence de Lotta puis à l’absente elle-même. Et tout devint silencieux. Comme il connaissait ce silence qui précédait le froid, qui lui annonçait que tout allait bientôt lui être étranger, inconnu et glacial. Son visage se durcit. Il regarda son frère encadré par la porte et une indifférence totale l’inonda. Celui-ci aurait pu mourir sur-le-champ, cela l’aurait laissé de marbre. De même qu’il se demandait ce qu’il faisait dans cette bicoque perdue dans le Brandebourg, il se demandait ce qu’il faisait avec ce frère qui n’en était pas un. Puis cette musique s’étendit à une autre personne qui aurait dû lui être plus proche, son épouse : Lotta. Et dans un instant de lucidité vite étouffée, il entrevit ce qu’il ne voulait pas voir. Il comprit qu’elle aussi lui était indifférente, comme le reste de sa vie. Il ne faisait que cocher les cases d’une liste d’emplettes qui par le passé avaient sans doute mérité le nom de passion, mais qui étaient devenues des boulets qu’il poussait de ses charentaises devant lui. Même son indifférence lui était devenue indifférente. Au début, cela l’avait affolé. Il se demandait à quel code de maladie psychique elle pouvait correspondre.

C’étaient des crises épisodiques telle l’épilepsie, mais sans spasmes ni raideurs, seulement un regard hagard, une absence totale d’émotion, une catatonie étonnante, dans le silence froid d’une solitude absolue. Il n’en avait parlé à personne, ni à son frère, ni à Lotta, tant il avait honte et peur. Mais heureusement ces crises étaient rares et passagères et la musique de la vie réussissait à le ramener vers elle. Il ne savait pas quel traumatisme était à l’origine de ce trouble, mais il savait qu’il pouvait perdre les gens qui lui étaient les plus chers sans sourciller, sans que sa gorge ne se serre, sans que des sanglots ne s’en échappent. Sans doute avait-il perdu un être cher très tôt. Mais ce trouble avait des conséquences qui dépassaient sa relation à autrui. Non seulement il lui était impossible de se lier solidement d’amitié ou de soigner une relation amoureuse dans la durée, mais cette souplesse, cette légèreté, ce non-engagement relationnel avait envahi sa relation avec lui-même.

Il hésitait, il hésitait à être. Il n’était pas, au sens shakespearien. Il n’existait pas. Il n’avait pas d’identité. Tout lui était égal, car tout lui avait été égal et lui serait égal. Il lui avait été égal quelles études il avait faites, égal quel métier il avait exercé, égal quel genre de petit pain Lotta lui achetait pour le petit déjeuner, égal dans quelle région lui et Lotta passeraient leurs vacances d’été, égal quelles opinions politiques ou culturelles ses amis avaient, égal quels amis il avait, et par-dessus tout, égal quel rôle il lui était assigné dans cette longue pièce de théâtre qu’est la vie. Il avait lâché prise sur tout et s’amusait même de la ténacité, de l’obsession, de l’entêtement avec lesquels beaucoup défendaient leurs idées, leurs opinions, leurs goûts, leur histoire et leur identité. Tout cela lui paraissait ridicule, vain et superflu. VI

Yann errait ainsi dans la vie, sans but, sans direction, sans désir et sans autre passion, que celle de n’en avoir aucune, de ne jamais s’attacher à quiconque ni à quoi que ce soit, ni femme, ni enfant ni maison, ni lui-même. Il n’y avait qu’une inexactitude à cette description sommaire : l’admiration. Disons plutôt ses crises d’admiration : le pendant, le contraire de ses crises d’indifférence. Elles l’attaquaient tout aussi soudainement qu’elles étaient imprévisibles et une houle sensorielle indéfinissable prenant naissance dans son bas-ventre remontait ses entrailles, parcourait son échine pour, dans un instant d’apnée souterraine déferler dans sa gorge comme des billes de cristal et faire choir sa mâchoire inférieure avant qu’elle ne s’immobilise sans raison apparente au coin d’une rue, devant une affiche ou une vitrine.

C’est peut-être pour cela que son admiration qui était forte, était aussi instable et se changeait en moquerie, voire mépris de la vanité qu’il voyait ou sentait en lui-même et projetait par instinct chez les autres. C’est sans doute pour cela aussi qu’il n’avait jamais lu un seul livre de son frère et qu’il était bien décidé à ne jamais le faire. Pourtant ce soir-là, alors que son frère qui s’était retiré tôt après leur diner rudimentaire, pour chercher à pied quelque bouteille de Grauburgunder au village voisin, Yann fût pris d’une curiosité incontrôlable. Il se jeta sur le cahier ouvert sur la petite table de la chambre que son frère occupait et lut :

« Personne ne m’empêchera plus de parler, personne ne m’empêchera de crier ma rage et d’en rechercher sa cause. Personne ne me bâillonnera. Je crierai ma peine enfouie dans mes entrailles, ma peine incompréhensible, c’est mon destin, c’est le seul sens de la vie qui me reste à vivre. Je crierai, même sur mon lit de mort ! Et ce sera mon dernier souffle ! »

Tout d’abord, Yann esquissa un sourire moqueur, il trouvait le texte plat et banal. Puis la déception fit place à la moquerie. C’est ce genre de niaiseries, d’émotions bon marché d’un roman de gare que mon frère écrit  ?

Il s’apprêtait à revenir dans la salle à manger quand un mouvement étrange de ses entrailles, comme une envie de rendre, mais inversée l’arrêta. Il se retourna, avança à nouveau vers le cahier sur la table et relut le texte. Et là, son corps comprit ce que son esprit refusait de comprendre. Sa gorge se noua, des larmes lui montèrent aux yeux. Des sanglots muets déferlaient à l’intérieur de son visage, derrière son front et des larmes invisibles incolores, inodores, inexistantes pour tout autre que lui coulaient à l’intérieur de ses joues, des larmes tues comme celles du personnage de Yinn. Ce personnage, c’était lui ! Ô Yann n’était pas assez imbu de lui-même pour croire que son frère écrivait un roman sur lui. Yann savait, Yann avait enfin compris, un petit quelque chose, grandiose, fulgurant, qu’on essaie de saisir au vol, pour ne pas l’oublier dans les tumultes de ses propres mécanismes de protection, d’aveuglement, qu’on élève au-dessus de soi, comme un nouveau-né pour ne pas qu’il se noie dans sa nouvelle vie, au-dessus du sang, du sang du rang, pour le protéger des anticorps de la conscience. Ce texte avait ébranlé son âme.

Mais de quelle peine s’agissait-il  ? Il la connaissait aussi, mais il lui était impossible de mettre un nom dessus, de la décrire. Mais son frère ne venait-il pas de la décrire un peu  ? Le sentiment d’être bâillonné ! Oui, c’était cela, d’être interdit, réprimé, contenu, discipliné, obéissant, brave, bon bourgeois. De s’être tu, d’avoir tout voulu contrôler, d’avoir eu peur d’être autrement, d’avoir eu peur d’être exclu, pour penser autrement, pour ressentir autrement, pour être autrement, d’avoir eu peur. S’être tu, se taire par peur, parce que ce qu’on dit dérange. Lentement Yann comprenait.

Il comprenait qu’il avait bouffé du conformisme jusqu’à en crever, pire qu’il l’avait bouffée de son plein gré. le plein gré de la peur, par volontariat obligatoire, insufflé, généré assommé par l’école, l’université, le jardin d’enfants, les parents, les amis, les frères, les sœurs, les oncles, les tantes, les collègues, les employeurs, les propriétaires, les éducateurs, les belles-sœurs les beaux-frères, tous ! La société tout entière. Cette dictature sournoise d’une normalité artificielle ! Celle qui terrorise chacun, qui le terrorise par la menace de l’exclusion et le contraint ainsi à terroriser aussi son prochain par les mêmes injonctions et s’il ne se plie pas lentement et sûrement, à le pousser vers les marches de l’asile.

Les yeux rouges de toutes les émotions possibles, la rage, la honte, le désespoir la pitié, Yann qui s’était approché de la porte donnant sur l’entrée, se retourna vers le grand miroir lui faisant face, se vit dans l’embrasure de la porte et quand cette image se mit à parler pour lui dire : avec un clin d’œil qu’il jugea loufoque : « Viens de l’autre côté ! », comme l’autre fois, il eut peur, il crut que c’était son frère, mais quand il se retourna vers lui pour lui répondre, il fût terrorisé et se mit à hurler, il n’y avait personne !

VI

Il tressaillait encore lorsque son frère rentra, à peine une ou deux minutes plus tard. Peut-être avait-il entendu son hurlement. Yann était gêné et scrutait son regard. Mais le regard de Yinn était toujours le même, indifférent, impénétrable. Il essuya ses bottes crotteuses sur le treillis métallique qui faisait office de paillasson. Puis Yinn leva son regard vers Yann, un regard suspicieux, inquisiteur. Un instant Yann crut qu’il avait deviné qu’il avait lu son texte et il avala sa salive trois fois tout en tâchant de soutenir son regard, mais Yinn semblait être ailleurs, ce qu’il fixait de ce regard scrutateur n’était pas situé dans l’entrée ni dans la salle à manger ou son coin cuisine. Ce qu’il scrutait était son monde, de l’autre côté. Puis, il cligna les deux yeux et brandit les deux bouteilles de vin en s’écriant :

 — du Knipser, 2019 ! 

Yann s’effaça pour le laisser passer. Yinn posa les deux bouteilles sur la table comme s’il tapait un point d’exclamation sur sa machine à écrire et s’exclama :

 — J’ai entendu quelqu’un hurler, c’était toi ?

Un instant, Yann songea à lui dire la vérité, à lui faire part de toutes ces idées et émotions qui avaient voltigé dans sa tête et son corps, il aurait tant voulu s’ouvrir à son frère, puis il se souvint qu’il serait forcé de lui avouer qu’il avait lu dans son roman et il se décida à mentir.

Yinn se retourna et le regarda droit dans les yeux et dit :

— Tu mens et tu ne sais pas mentir, j’ai reconnu ta voix, c’était ta voix, c’était ton hurlement. 

Yann restait silencieux, figé, il ne savait plus comment se sortir de cette ornière. Puis il eut une idée, celle de ne pas en avoir du tout. Il décida de ne rien répondre, de ne pas tenter de s’expliquer, de se justifier. Il se rappelait la devise de son patron, quand il était encore employé à la poste : « Qui s’excuse s’accuse ! » Il se retourna sans mot dire et quitta la pièce.

Lors des quelques pas qui le séparaient de sa chambre, il sentit comme un grand soulagement l’envahir. Tout à coup pendant ces quelques secondes, il se sentait libre, libre et heureux comme un bambin qui riait de la bêtise qu’il venait de faire. Il avait désobéi à cet être supérieur qui habitait les méandres de son cerveau depuis qu’il avait perdu son sourire. Ce tyran qui lui demandait sans cesse des comptes, qui le jugeait, le punissait, un être si sévère qu’il ne pouvait être bon et cette fois-ci, il lui avait tenu tête, il s’était révolté.

Fini la bonté, la morale, la bonne action, le souci des autres, toujours écouter, devancer, satisfaire, s’adapter, plaire, se conformer pour ne pas être exclu du groupe, de la famille, des voisins. Cette obsession de plaire, d’être sage comme les images qu’il recevait pour dix bons points à l’école communale. Il en avait assez. Pour une fois, il allait désobéir à ce tyran, à ce dieu sévère et méchant qui torturait les âmes depuis la nuit des temps. Assez de cette divinité injuste. Assez de cette manie du bien qui n’était que peur et lâcheté, grâce à laquelle tous ces bigots et bigotes pensaient s’acheter l’entrée du paradis. Même les athées qui allaient jusqu’à penser que de ne pas croire en Dieu, parce que c’est une marque de courage, leur donnait un bonus secret dans cette transaction silencieuse.

L’homme n’était pas fait pour vivre dans cette prison, il n’était pas fait pour se sentir sans cesse coupable. Il y avait abus et Yann empli d’un courage exalté était tout fier, il menait la révolte contre ce dictateur sans compassion qui tirait plaisir de la souffrance de l’âme qu’il tenait entre ses griffes. Yann respirait d’une profondeur nouvelle. Il était libre. Il n’était plus maculé de quelque souillure indéfinie, par principe. Puis, sur les derniers mètres le séparant de sa chambre, un doute l’envahit. Et si cet être qui se dressait en lui en meneur de la révolte n’était autre qu’une seconde instance de ce même tyran ou pire, si c’était le diable qui l’invitait à danser ?

Et le doute fit place à la peur qui s’abattit tel le grand rideau noir d’un mauvais théâtre sur son visage. La peur à nouveau, cette émotion maitresse que chacun est prêt à troquer contre la honte ou la culpabilité, pour ne plus l’éprouver, cette peur qui paralyse même la vie et n’est autre que la ridicule peur de la mort.

Yann étendu maintenant sur ce lit trop court essaya d’allonger sa respiration écourtée par l’angoisse. Il lui restait assez de force pour s’indigner contre cette tyrannie et il se dit qu’il allait remplacer ce locataire de son néocortex par un autre dieu, un dieu bon et qui l’aime, un surmoi qui sera son ami, son véritable ami, pour toujours. Et c’est là qu’il s’aperçut que ce Bon Dieu, il n’avait pas besoin de le créer, il était en lui, il avait toujours été là, enfoui, enfermé sous l’escalier comme les vilains garçons par le méchant dieu acariâtre et haineux qu’il allait détrôner. Et déjà perdu dans les rêves, il envoya un baiser à son nouveau dieu pour qu’il grandisse et reprenne sa place dans sa tête. Yann allait se réapproprier son être.

Il rêva que la page qu’il avait lue du roman de son frère avait disparu, que son frère était furieux d’avoir trouvé une page blanche dans sa machine à la place de la page qu’il avait remplie de ce qu’il appelait un texte phénoménal qui dénonçait le complot des dieux pour dominer les hommes et s’assurer qu’ils ne leur fassent jamais concurrence. Il était furieux de terreur, car la page n’avait pas simplement disparu, elle était bien là, dans la machine, en fin de page, mais elle était blanche. — Je n’ai quand même pas rêvé, je n’ai quand même pas passé le dernier quart d’heure à presser la barre d’espace sur cette machine. Je ne suis pas fou au point d’imaginer que j’écris alors que je ne presse que la touche espace.

Et alors, dans le rêve, voilà que Yinn se lève et saisit les pages de son manuscrit sur lequel il travaille depuis trois mois et s’apercevant que toutes les pages sont blanches, il crie :

— Ce n’est pas possible, c’est le diable qui me les a volées !

Et Yann se mit à hurler, comme il avait déjà hurlé et se réveilla. Dans le silence de la nuit, il entendait distinctement le cliquetis de la machine à écrire de Yinn. Il se leva et se dirigea sur la pointe des pieds vers sa chambre. Par la porte entrouverte, il le vit, penché sur sa machine, les yeux rouges par l’aurore et le vin. Deux bouteilles vides à ses côtés. Et Yann repartit en reculant, admiratif, comme d’habitude.